Les pièces.
dement vedette et pour lequel l'émotion consiste bientôt
à être simplement en forme ». Quand un de ces acteurs
déclare que ce soir-là, l'émotion y était », il faut
entendre non qu'il a senti la pièce et qu'il s'est identifié
à son personnage, mais qu'il a « eu >> son public.
Au sommet de l'échelle, les Sarah-Bernardt, les
Mounet-Sully, les de Max (comme les Lekain, les Talma
et les Frédérick-Lemaître) se livrent à un génial solo qui
efface leurs partenaires. Au bas de l'échelle, Brichanteau,
comédien à recettes, recueille à volonté des applaudisse-
ments et vole, à ses partenaires, leurs effets.
On en arrive ainsi à un déluge de paradoxes : le
comédien n'a même plus besoin d'avoir l'age du rôle
(pourquoi l'aurait-il puisqu'il est lui-même et non le
personnage ?). Le Comédien précède le Personnage. On
écrit des pièces pour les acteurs). Le Mensonge l'emporte
sur la vie. On va même dans certaines Ecoles jusqu'à
identifier le théâtre au seul acteur. On n'apprend pas aux
élèves comédiens à jouer Phèdre ou Le Cid : on leur
apprend à jouer Phèdre ou Rodrigue comme les jouaient
Sarah et Mounet-Sully. A un certain degré, le Mensonge
devient abstraction pure, simple mécanique. Les condi-
tions de la scène et de la salle ont définitivement,
semble-t-il, assuré son triomphe.
Cette dimension fausse de la salle à l'italienne n'est
faite ni pour l'intimité ni pour la grandeur. Tout naturel-
lement, elle conduit à une Dramaturgie étriquée qui
s'exprime par la comédie bourgeoise, la comédie de
moeurs, la comédie de boulevard et le vaudeville,
Il n'y avait pas de comédie de boulevard lorsque triom-
phait la tragédie eschylienne. Il n'y a plus de tragédie
eschylienne lorsque triomphe la comédie de boulevard.
Les deux formules : Théâtre, art des foules ou Théâtre,
divertissement d'un soir se remplacent et se succèdent
tour à tour : elles ne coïncident jamais. Sheridan et
Congreve ne surgissent que lorsque Shakespeare a dis-
paru. Henry Bataille est inconcevable sur le tréteau
élizabethain ou en plein air. En 1830, les Romantiques
prétendent ressusciter le Drame : ils n'inventent que le
mélo. Pourquoi ? Parce qu'ils y sont contraints par la
scène et la salle à l'italienne, qui diminue et vulgarise
tout effort vers la grandeur. De nos jours même, certaines
plèces isolées telles que le Soulier de satin ne trouvent
pas encore toute leur dimension scénique. Il s'agit moins
d'ailleurs d'une question de proportions que d'une ques-
tion de style : la dimension est intérieure.
Là encore il faut choisir; et si nous considérons les
temps que nous vivons et cette « justice >> que l'Art doit
rendre à « l'univers visible >>, on ne peut s'empêcher de
penser que si le théâtre à l'italienne répondait à certaines
époques de l'histoire, telles que le dix-huitième siècle
« Repenser
le Théâtre >>
et la République bourgeoise, il n'est plus à l'échelle de
notre temps, où les événements sont les Titans des
hommes. C'est donc d'une véritable révolution théâtrale
qu'il s'agit, et cette révolution seule peut sauver le théâtre
en lui rendant sa dimension originelle, sa grandeur perdue
et son style. En lui rendant enfin cette sincérité élémen-
taire sans laquelle il n'y pas d'oeuvre d'art.
Il faut, disions-nous, « repenser le théâtre ». Ayons
donc le courage de le faire et commençons par la mise
en pratique de cette simple vérité : que le théâtre
s'adresse à tous. Il n'y a plus guère aujourd'hui que
deux catégories de spectateurs : les plus riches et les
moins riches... Créons donc des théâtres où il n'y aura
que deux catégories de places, et des théâtres sur le
modèle traditionnel du demi-cercle, des théâtres qui ren-
ferment le maximum de spectateurs avec le maximum
de confort et dans le minimum de place, des théâtres
sans compartiments, ni loges, ni balcons, ni ornements
inutiles, des théâtres, enfin, où l'on voit de partout.
La salle étant ainsi recréée, il importe de transformer
la scène selon le même principe : à savoir que tout ce
qui est beau sert à quelque chose et que tout ce qui est
inutile ne saurait entrainer que la laideur. Si le corps
humain est une réussite de la nature, il le doit au fait
qu'il ne comporte aucun ornement, aucun « enjolive-
ment » inutile. Chaque organe et chaque muscle servent.
Quels sont donc les éléments utiles et nécessaires au
théâtre ? Le plateau, d'abord, qui supporte les acteurs.
Ensuite les costumes que portent ces acteurs, aussi néces-
saires que ceux que nous portons nous-mêmes. Puis
quelques accessoires indispensables à l'action, non point
toutefois « reconstitués » : une vraie table, une vraie
chaise, un vrai fauteuil, divers objets conçus par la
main de l'homme également pour le servir. Enfin la
lumière, élément naturel par excellence : le jeu du jour
et de la nuit.
Le rideau, inutile, doit être supprimé. Supprimé égale-
ment le décor mensonger et mystificateur. Supprimées
la rampe arbitraire qui retranche l'acteur du public et
la fosse d'orchestre qui creuse un abime entre la salle
et la scène. Ainsi dépouillé, sans rien qui le cache ou le
déforme, sans rien sur lui « qui pèse ou qui pose >>, le
plateau, prolongement de la salle, se soude avec le public
comme une plage avancée. Point de familiarité le
théâtre est ceuvre d'art exigeant le quant-à-soi et où
chacun reste à sa place : l'acteur sur la scène et le
spectateur dans son fauteuil. Mais point de tricheries
non plus. Les accessoires et les constructions de Carnaval
ont disparu et le Comédien se présente à nous tel qu'il
doit être : non plus une vedette phénomène accomplissant
une performance, mais le serviteur d'une ceuvre, notre
frère doué pour nous exprimer, notre miroir idéal et
notre double.
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