Un univers
mensonger
Acteur
ou Menteur ?
par le gros bout: les objets s'éloignent, se rapetissent et,
en quelque sorte, se synthétisent dans la vision. Personne,
cependant, ne songe à casser l'instrument en deux pour
regarder par le milieu de la lorgnette. Or, c'est exacte-
ment ce que fait le Théâtre à l'italienne. Il rapproche et
il éloigne. Il sépare au lieu d'unir. Il supprime à la fois
le détail et l'ensemble. Enfin il oblige à un grossissement
intentionnel, abstrait, à une convention qui achève de
transformer l'Illusion en Mensonge et la sincérité en
vanité.
L'Illusion nait du spectacle même, du texte, du jeu
des acteurs, de la foi du public. Elle est comme une
présence spirituelle et morale, un miracle qui s'accomplit
sans autre aide extérieure. Le Mensonge, lui, a besoin
d'objets pour exister.
A l'intérieur de la dimension bâtarde, abstraite, de la
salle à l'italienne, tout un univers mensonger ne tarde
pas à s'installer. Ce sont des accessoires véristes qui
singent la réalité faute de pouvoir être la réalité elle-
même : poulets de carton, meubles en toc, ornements en
trompe-l'oeil. C'est le décor qui s'implante : trois murs de
toile aboutissant à un mur supposé, celui par lequel, en
fait, le spectateur regarde comme par un énorme trou de
serrure. Palais en carton, forêts en chiffons, portes qui
ne donnent sur rien, fenêtres qui s'ouvrent sur le néant,
le tout éclairé par les deux lumières abstraites de la herse
et de la rampe. Rien n'est sans doute plus amusant que
de mentir et, bien vite, le Théâtre s'en donne à coeur-joie.
Il invente des décors de plus en plus compliqués, de plus
en plus écrasants, des machines qui les apportent ou les
enlèvent. Il suscite des rivières et des océans de men-
songes, des montagnes de mensonges, des palais ou des
chaumières de mensonge. Personne n'est dupe : tout cela
est en toc mais la convention joue à plein : il faut y
croire. La scène de Théâtre devient un immense lieu de
mystification où l'on n'offre ni la Réalité, ni son essence,
mais seulement son apparence la plus vulgaire et la plus
banale : sa contrefaçon. Et cet univers mensonger ne
tarde pas à se donner un maitre à son image, l'Acteur,
élevé soudain à la royauté par les artifices même qui ont
transformé la salle et la scène.
L'acteur de la tragédie grecque, vu de loin, jouait
sobrement, élémentairement; l'acteur racinien, vu de
près, était tenu à une certaine sincérité de tons et d'atti-
tudes. Placé dans une situation intermédiaire, l'acteur
de la scène à l'italienne a besoin de grossir ses effets
pour atteindre le public,
Il lui faut passer la rampe. Mais cette rampe, à la
fois, le contraint et le protège. Retranché par elle du
public et, en somme, abrité par elle, au surplus installé
dans un monde mystificateur de bois et de toiles,
«Morceaux de
bravoure »...
l'acteur, à son tour, commence à mentir. Il ne représente
plus la vie : il l'interprète et la déforme. Prisonnier de ce
qu'on appelle « l'optique du théâtre >>, il ne peut plus
créer une émotion qu'à l'aide de procédés qu'il incorpore
tant bien que mal à sa sincérité. Ce sont ces procédés
qu'il ira apprendre dans les Ecoles et que sous le nom de
traditions il transmettra aux acteurs des générations
suivantes. L'acteur doit plaire et, dans le cadre de la
scène à l'italienne, tout lui est permis pour atteindre ce
but. Et il l'atteint, non plus dans la mesure où il joue
une pièce, mais dans la mesure où il accomplit une
performance, où il fait un numéro. Un numéro vedette,
voilà à quoi l'acteur de la scène à l'italienne est
condamné.
Les générations qui nous ont précédés ont gardé le
souvenir enthousiaste des grands acteurs qui leur avaient
laissé une impression inoubliable : les de Max, les Mounet-
Sully, les Sarah-Bernhardt. Cependant, si l'on se rend
à une séance de cinéma rétrospectif et si l'on assiste à
une scène de tragédie jouée par ces mêmes acteurs, leur
jeu nous stupéfie : il nous paraît outré, excessif et,
pourquoi ne pas le dire, ridicule. Qui a raison ? Tout le
monde et personne. C'est que nos parents avaient vu
ces acteurs dans la dimension fausse du théâtre et que
nous les voyons dans une dimension vraie, celle du
cinéma. Voici, par exemple, une scène célèbre filmée :
la mort de la Dame aux Camélias, interprétée par Sarah-
Bernhardt. « Décomposons le mouvement >> Sarah
(Marguerite Gautier) se dresse sur son son lit à l'appro-
che de la camarde. 1") Elle se lève, 2") lance ses bras
ou ciel, 3) roule des yeux agrandis par l'épouvante,
4") se déchire la poitrine avec ses ongles, 5') bascule
sur le tapis, 6°) se relève, bat l'air de ses bras et griffe
les meubles, 7 ) retombe et roule, épuisée, jusqu'au trou
du souffleur. La voici enfin morte et c'est un magni-
fique morceau de bravoure, une belle mort de théâtre.
Mais ce n'est en aucun cas la mort d'une phtisique qui
expire dans un souffle, immobile, dans son lit. Pas plus
que la crise frénétique de de Max dans Oreste n'est une
fureur sacrée, celle d'un homme pétrifié par les Dieux.
Qu'importe, dira-t-on, puisque de toute manière une
émotion a été créée. Nous répondrons qu'il faut choisir :
ou bien l'émotion née de la représentation de la vie, ou
bien l'émotion factice suscitée par les effets d'un acteur.
Ou bien une transcription sincère, née d'une vérité inté-
rieure, d'une adhésion totale au personnage, ou bien
une reproduction extérieure, dénaturée. Et nous n'avons
cité que de très grands acteurs, des acteurs de génie.
Mais la place dont nous disposons ne suffirait pas à
mentionner les innombrables comédiens n'ayant jamais
eu que les ressources du métier et que la scène à
l'italienne exaltait abusivement. Car, répétons-le, tout
passe sur la scène à l'italienne, et d'abord les pires trucs.
La scène à l'italienne est le lieu de prédilection de
l'Acteur-Menteur, aux « effets > sûrs, qui devient rapi-
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