Interrogation sur l'orientation que prendra la prochaine mode, choisie par la jeunesse. Rupture dans la conception de la mode avec l'introduction de la mini-jupe, moyen de distinction de la jeunesse par rapport à la génération précédente.
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Title: Le langage des jupes
Long Description: Pour le bon motif, les princes qui nous gouvernent devraient garder les yeux fixés sur les jambes des jeunes femmes. Elles apporteront ce printemps, à qui saura les déchiffrer, d'intéressantes informations.
La mode a toujours un contenu social. Si les jupes à mi-mollet, le style chaste, mesuré et pudique est celui qui l'emporte dans la faveur des minettes, cela signifiera que nous sommes entrés dans le cycle de la réaction, une réaction qui s'exprimera dès lors bien autrement et bien au-delà de la ligne des ourlets.
« C'est par réaction qu'un corps choqué frappe un autre corps avec la même intensité qu'il a été frappé lui-même », écrit Littré. Une partie du corps social a été choquée. On lui a montré des cuisses jusque-là où cela s'appelle autrement. On lui a administré de l'érotisme, ou plutôt ce qui en porte abusivement le nom, sous toutes les formes, à doses massives. Il s'est établi dans son esprit une relation directe entre cet érotisme et la revendication juvénile de libération sexuelle, liée elle-même aux violences étudiantes. La partie choquée du corps social y voit un seul et même phénomène : tous les chiens sont lâchés. Et elle est en train de réagir au sens propre du mot.
Une manifestation comme celle à laquelle s'est livré M. Gilbert Abadie, commissaire général de l'Armée du salut en France, pour s'opposer à la représentation de « Hair », les compagnons de croisade qu'il a trouvés, la présence à ses côtés de M. Claudius-Petit, le fait que celui-ci n'hésite pas à prendre des positions publiques, courageuses, d'ailleurs, puisqu'elles mettent les rieurs contre lui, tout cela est bien « réaction ».
Le processus est classique. Quelque chose bouge fortement : un pas, deux pas, dix pas sont faits. Puis la réaction se produit, ses forces s'ébranlent, ce qui a bougé doit reculer d'un pas ou deux, et le mouvement se fige. Résultat : quelque chose a bougé de quelques pas. En sommes-nous au stade du recul ?
Le costume n'est qu'un symptôme parmi d'autres des mouvements d'une société, mais il n'est pas négligeable.
Individuellement, on en use comme d'un langage, d'un ensemble de signes par lesquels on fait savoir qui l'on est ou qui l'on voudrait être, la profession que l'on exerce, éventuellement son grade, le groupe social auquel on se rattache, l'importance que l'on accorde au jugement d'autrui et bien d'autres choses encore. Collectivement, la mode du costume est aussi éloquente.
Or il s'est passé, depuis quelques années, un phénomène important. On peut le dater de 1964-1965. Jusque-là, l'uniformisation du vêtement masculin et celle du vêtement féminin paraissaient en voie de gommer les différences sociales. Les progrès du prêt-à-porter joints à ceux du niveau de vie, la pénétration des magazines féminins et leur magistère, une certaine prudence — ou décence, comme on voudra — des plus riches dans l'exhibition du luxe, tout cela avait abouti à une mode pour toutes et pour tous. Si ce n'était encore fait, on y tendait. C'était dans le mouvement de l'Histoire.
La classe dirigeante faisait la mode, comme elle l'a toujours faite, à travers ses journaux, ses couturiers et leurs boutiques. Mais, pour la première fois, de larges pans de la population pouvaient, dans les plus brefs délais, la mimer, l'imiter, se confondre avec elle dans l'aspect. Et qui s'y refusait ? Il est significatif que la mode « bourgeoise », créée par des bourgeois pour des bourgeois, n'ait jamais fait l'objet d'une contremode prolétarienne et que, au contraire, « L'Humanité », par exemple, ait donné depuis une dizaine d'années une bonne place au compte rendu des collections de haute couture. Ce que l'on peut traduire en ces termes : ce que « leurs » femmes portent, pourquoi les nôtres n'y auraient-elles pas droit ? Et progressivement, tout le monde, en effet, y aurait droit.
Naissait une mode différente. Celles qui la suivaient aussitôt se trouvaient évidemment parmi les femmes à l'argent facile, qui pouvaient écarter d'un coup une bonne partie de leur garde-robe. L'argent ne suffit nullement ni à se bien habiller ni à donner le sens de la mode. Mais enfin, trêve d'hypocrisie, ça aide.
Tout cela, c'était hier. C'est fini. La classe qui fait la mode, ce n'est plus la bourgeoisie, ce n'est pas davantage la classe ouvrière, c'est la jeunesse. Elle a commencé à montrer ses cuisses quand l'Anglaise Mary Quant a eu l'idée géniale de lui proposer la mini-jupe. Géniale, parce que c'est l'une des rares créations dans le costume moderne, le reste étant plutôt redite du passé. On peut préférer le passé, c'est une autre histoire.
Donc, la jeunesse du monde a soudain trouvé, dans ces jupes de plus en plus brèves, non pas une commodité à côté du blue-jean, mais d'abord un moyen d'affirmer son identité en tant que classe distincte de celle des vieux, c'est-à-dire des plus de 30 ans. Puis, une façon de refuser les règles du jeu social. Enfin et surtout, un instrument de pure provocation dans l'ordre de la sexualité. Elle marquait ainsi ostensiblement la liberté qu'elle entendait prendre, désormais, dans ce domaine.
Que les autres femmes aient, peu à peu, suivi, qu'elles aient tourné l'obstacle, quand il devenait trop haut, en adoptant ce frère jumeau de la mini-jupe dans la provocation sociale qu'est le pantalon, indique bien qui tient désormais le pouvoir de décision. Ce n'est pas la classe dirigeante qui a fait la mode depuis quatre ou cinq ans. Elle l'a subie.
Simultanément, la « garde-robe » s'est périmée. La jeunesse n'a pas de garde-robe. Elle achète à bon marché, elle porte tous les jours, elle use vite, et elle jette. Moyennant quoi, elle est la plus disponible pour le renouvellement. On l'a vu à l'aisance avec laquelle elle s'est acheté de ces guérites pour l'hiver qui portent improprement le nom de manteau.
Adoptera-t-elle, dès les beaux jours, ce qu'on appelait autrefois le bon genre, le bon ton, le bon chic, et qui l'aurait fait, l'an dernier, hurler d'ennui ? Si c'est le cas, si la majorité se fait, dans ce domaine, subtilement récupérer, ce sera le signe qu'un feu rouge s'est allumé sur le chemin de l'érotisation de masse.
Et peut-être sur d'autres chemins aussi.
Le signe que la société française ne peut pas, pour l'instant, accepter d'aller plus loin, qu'elle entre « en réaction ».
La mode est le meilleur des sondages d'opinion. Car elle parle un langage que ces sondages ignorent, le langage de l'inconscient.
Creator: Françoise Giroud
Date: 1970-02-02
Publisher: L’Express
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