SPECTACLES D'UN TEMPS
par obéissance à son aumônier, de se soustraire au martyre qu'elle
avait appelé, et de se réserver, la tempête apaisée, pour des fondations
nouvelles, n'est-ce pas qu'il lui reste d'apprendre l'humble patience
de la «voie ordinaire , tandis que Mère Lidoine va se révéler beaucoup
plus capable qu'elle-même ne le supposait d'aborder les périls de la
• voie extraordinaire ? Si soeur Blanche, au contraire, s'élance d'un
libre et joyeux élan hors de sa cachette sûre pour rejoindre ses
compagnes dans le supplice qui l'épouvantait, n'est-ce pas qu'une
autre a depuis longtemps assumé le fardeau de son épouvante ? Nous
savions déjà qu'on pouvait mourir pour un autre, réclamer pour soi la
mort de quelqu'un. Il restait à Bernanos de rendre sensible à notre
esprit et à notre coeur qu'on peut aussi échanger deux agonies.
Car voici que reparaît dans notre mémoire l'humble couche où s'est
éteinte Mme de Croissy, la Prieure que nous avons vue au début de ce
spectacle accueillir Blanche, et qu'a remplacée Mme Lidoine ; nous
revoyons ses yeux révulsés, sa bouche tordue par l'effroi, nous réen-
tendons ses adjurations entrecoupées d'un hoquet convulsif : scène
atroce, que d'aucuns jugèrent trop prolongée, d'un réalisme presque
intolérable. N'en fallait-il pas l'horreur pour nous introduire dans cette
autre réalité, cette fois radieuse ? Le moment est venu du triomphe de
Mme de Croissy. Cette mort dans l'allégresse vers laquelle vient de
se précipiter l'anxieuse Blanche, ce n'est pas la mort de Blanche,
c'est celle qu'aurait dû mériter à Mme de Croissy sa vie sainte. Mais
elle a cru pouvoir la déléguer à sa fille la plus aimée et la plus exposée
par sa faiblesse à la suprême tentation de désespoir ; et elle ne
l'a pu que parce qu'elle accepta pour elle, à son dernier moment, le
pire supplice physique et moral. Et voici que cette générosité n'aura
pas été trahie, bien qu'elle ne reçoive que si tard son plein effet !...
Quoi de plus conforme à « l'esprit carmélitain » que cette
doctrine de la substitution spirituelle ou de la réversibilité des mérites,
pour employer un langage plus usuel ? Et que fût-il resté de leur
défiance aux religieuses dont j'ai parlé plus haut, si elles avaient
pu considérer avec moi cette salle comme fascinée par la révélation
d'un bonheur, par la tentation d'une totale adhésion spirituelle, en
ces deux moments surtout : pendant cette agonie de Mme de Croissy :
et plus tard, pendant la lente procession des Carmélites qui gravissent
une à une les marches de l'échafaud, reprenant chacune à leur tour
la première strophe du Salve Regina, psalmodié sur une seule note,
comme en manière d'adieu à la vie et de salut à l'éternité. Et ce
Tefrain funèbre ne nous attriste ni ne nous lasse, parce que nous y
reconnaissons chacune de ces voix familières (et parmi elles le
gosier d'oiseau de soeur Constance), et que chacune nous communique
son ardeur, nous convie à sa récompense. C'est sur la dernière de ces
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