Peintes au Havre, ces deux toiles sont parmi les dernières exécutées par Camille Pissarro (1830-1903), quelques mois avant sa mort. L'artiste revient dans le port où il avait débarqué enfant depuis l'île Saint-Thomas aux Antilles. Dans une situation financière délicate au printemps 1903, Pissarro se voit contraint de répondre aux goûts des amateurs. Il accepte l'invitation du collectionneur havrais Pieter van de Velde, qui souhaite le voir peindre une série de toiles de l'avant-port en pleine mutation. L'artiste s'installe à l'hôtel Continental, qui lui offre un point de vue remarquable sur l'entrée du port, et choisit le motif de la jetée, qui, selon lui, « se trouve une des parties du Havre qui enorgueillit les Havrais ».Issus d'un ensemble d'une vingtaine de toiles, les deux tableaux du MuMa sont représentatifs de la dernière phase de son travail. Membre fondateur de l'impressionnisme, Pissarro a été séduit en 1886 par les théories scientifiques des néo-impressionnistes comme Signac ou Seurat. Après toute une série de travaux où il décompose les couleurs en petites touches juxtaposées, selon la technique pointilliste, il revient en 1890 à son ancienne manière, mais en renouvelant ses sujets. À côté des motifs ruraux qui caractérisaient ses œuvres précédentes, apparaissent des vues urbaines et portuaires. Les tableaux représentant l'animation des bassins du Havre se rattachent aux séries prolifiques consacrées à l'activité des rues et des quais de Paris, de Rouen et de Dieppe.Au Havre, comme dans la plupart des œuvres de cette période, Pissarro adopte un point de vue surélevé, une situation en hauteur qui présente l'avantage de protéger ses yeux fragiles des poussières qui ont tendance à les irriter. Entre juillet et septembre 1903, il peut, depuis sa fenêtre, peindre trois séries différentes de l'avant-port. Si le motif de la colonne d'affichage apparaît sur les deux tableaux du MuMa, l'un découvre vers l'est une portion du Grand Quai sillonné par les rails du tramway, alors que le second, orienté vers l'ouest, montre une partie de l'ancienne jetée avec la station de pilotage au premier plan. Toutes les toiles de la série sont des variantes de ces deux points de vue, plus ou moins décalés vers la ville ou vers le large.La composition des deux tableaux est solidement charpentée par les lignes obliques du bord des bassins et par les verticales des lampadaires, des mâts et des cheminées des bateaux. Avec ces installations électriques, ces grues et ces vapeurs, c'est une vue résolument moderne du port du Havre que nous offre Pissarro. Il saisit les badauds en plein mouvement et la scène prend des allures d'instantané. Les motifs, brutalement coupés par les bords de la toile, ne sont d'ailleurs pas sans rappeler l'image photographique qui fascinait alors de nombreux peintres.Quand Pissarro, le 29 août 1903, déplore devant son fils Lucien que les amateurs havrais en « so[ie]nt encore à la peinture de Salon », il semble méconnaître les acquisitions qu'Olivier Senn a faites de deux de ses œuvres dès 1900, et le fait que les collectionneurs Van der Velde, Dussueil et Metz se portent acquéreurs d'une toile de la série chacun. Même si l'artiste fustige l'ignorance de la commission d'achat du musée, il s'agit de la première transaction que l'artiste négocie directement avec une institution muséale. Pissarro reconnaît néanmoins l'amorce d'un changement. Grâce à cette double acquisition, la ville du Havre devient la première municipalité française à enrichir les collections de son musée de peintures de Pissarro.