Introduction
Né au Pirée en 1936, l’artiste de nationalité italienne Jannis Kounellis est l'une des figures majeures du mouvement artistique de l'Arte Povera né à la fin des années soixante, et un des plus grands artistes vivants de l’après guerre. Pour la Monnaie de Paris, Kounellis conçoit une nouvelle exposition, une carte blanche en résonnance avec le caractère industriel de la plus ancienne manufacture de métal et une rétrospective avec ses œuvres majeures des années soixante. Charbon, fer, feu, odeur, énergies humaine et animal, mouvement, Kounellis transforme les salons XVIIIe avec une mise en scène, un acte unique dans le quel il fait cohabiter l’intensité de la matière et des idées avec la force du lieu.
Vestibule - Sans titre, 1993.
Le travail de Kounellis est fortement lié à l'architecture du lieu d'exposition. Ses œuvres s'intègrent aux salons de la Monnaie de Paris de façon spectaculaire. La balance en forme d'arche qui accueille les visiteurs dans le vestibule témoigne de l'importance de l'équilibre propre à ses réalisations, entre la masse qui tire sans cesse l'objet vers le sol et la légèreté qui élève ce dernier. L'équilibre est précaire, presque irréel et le danger – ici représenté par le soufre – guette au moindre écart.
Salon Dupré - Sans titre, 2016
Kounellis se considère comme un peintre. Pour lui, un peintre est d'abord un artiste qui a une vision et qui peut changer la manière de représenter et d'appréhender le monde avec des images. Celles-ci se construisent avec un point de vue. C'en est ainsi pour les huit grands chevalets en fer disposés dans le salon Dupré. Si le spectateur les perçoit comme des sculptures dès l'entrée de la salle, ce n'est qu'en les contournant pour se retrouver face à eux qu'il embrasse le point de vue de l'artiste. En disposant les chevalets ainsi, l'artiste amène le visiteur à se positionner devant une composition où les plans se déploient devant lui comme dans une image. Cet objet utilitaire, caractéristique d'un type de peinture dite "de chevalet", se développe avec la standardisation du tube de peinture et sert à la réalisation d'œuvres de dimensions modestes. Ici, l'objet en bois est transformé en monument métallique dont l'échelle tient plus de l'architecture que du tableau. Les dates de naissances des artistes inscrites au dos des plaques de fer achèvent de transformer le chevalet en monument commémoratif à la gloire de ceux qui ont marqué l'histoire de l’art.
Salon Dupré - Sans titre (Carboniera), 1967
Le charbon est un élément récurrent dans la carrière de l'artiste. S'il est ici présenté tel quel, brut, ce n'est pas tant en référence à sa provenance géologique qu'à son histoire industrielle et aux conditions effroyables dans lesquelles les mineurs extrayaient ces minerais. Émile Zola, avec son roman Germinal fait partie de la mémoire collective du XIXe siècle dans laquelle Kounellis s'inscrit. Le dispositif de la Carboniera s'inscrit dans le poids du réel où ne manque que le geste de l'ouvrier pour changer l'œuvre en outils.
Salon Dupré - Sans titre, 1969
L'homme est au cœur du travail de l'artiste à travers son corps et ses dimensions. Cet humanisme renvoie à la figure de l'homme de Vitruve comme base de toutes les réalisations humaines et à son histoire personnelle. Les plaques métalliques des chevalets représentent le format d'un lit double. Deux lits figurent également au milieu du salon Dupré. Un lit prend feu lorsque l'autre est infesté de rats. Ces images peuvent susciter le dégoût, mais elles renvoient également aussi à la condition humaine de la révolution industrielle et à la déshumanisation à l'œuvre dans les écrits de Victor Hugo.
Salon Dupré - Sans titre, 2016
Les tapis de clous que l’artiste a disposé au sol sont composés d’éléments les plus standards possible qui font le lien entre la production mécanique industrielle et le geste de l’homme, qu’il soit charpentier, menuisier ou simple bricoleur. Comme les chevalets, ces éléments de fer passent du statut d’outils à celui de réalisation artistique. Leur condition intermédiaire entre le sol et les deux œuvres qu’ils supportent leur confère un rôle de piédestal ou de mise à distance dont le danger et l’instabilité restent présents.
Salon Dupré - Sans titre, 1991
Deux poissons rouges évoluent dans une bassine en fer émaillé. Le récipient, posé sur une chaise en bois, contient en outre un couteau de cuisine qui repose délicatement sur le bord, à moitié immergé. La violence sourde qui pèse sur ces poissons tranche avec leurs mouvements paisibles et l'inaction totale de la scène. Toute l'action se déroule dans l'imaginaire du spectateur et la crainte que quelque chose de dramatique n'arrive. L'épée de Damoclès n'est ici que simple décor qui abrite les habitants du bocal. Cet élément potentiellement source de danger est paradoxalement leur seul refuge.
Salon Dupré - Sans titre (Albatros), 2001
Le titre et les matériaux de cette œuvre sont liés au poème éponyme de Charles Baudelaire. Dans la configuration du travail installé à la Monnaie de Paris, nous retrouvons des similitudes avec les antithèses du poème. Les restes d'un bateau, autre "voyageur ailé" se retrouvent "exilé sur le sol" et intégrés à l'architecture en lieu et place de métopes. Ces restes figés dans le décor de l'exposition renvoient aussi au destin funeste de la Méduse, navire dont une partie de l'équipage périt dans le tableau de Théodore Géricault, le Radeau de la Méduse. Les dates inscrites à la peinture blanche au dos des chevalets évoquent certains artistes ayant pour Kounellis une importance particulière. Hors-mi Picasso ou Delacroix, Géricault figure en bonne place parmi ceux ayant changé la manière de concevoir et représenter le monde en peinture.
Salles Varin et Denon - Sans titre, 2000
Sept lits de camp sont disposés dans les deux salles qui se succèdent après le salon Dupré. Sur chacun d'eux repose un corps de fer torturé par l'artiste. En guise de tête de lit, les mêmes plaques métalliques que celles allongées se tiennent debout, intactes. Le visiteur se retrouve face à deux états du même objet, l'intervention de l'artiste étant ce qui permet de faire le lien entre l'un et l'autre. Ces pièces témoignent de la transformation d'un format standard en une sculpture anthropomorphe. En tirant une couverture sur chacune de ces plaques enroulées, Kounellis personnifie ces sculptures et leur confère une dimension dramatique. Les multiples plaies qui percent certaines de ces « lamiere » rappellent celle du Christ dans laquelle le Saint Thomas du Caravage met son doigt pour se convaincre de la véracité des faits. Avec ses coups de hache, Kounellis ancre dans la réalité de la matière ces blessures qui ne se refermeront jamais.
Salles Varin et Denon - Sans titre, 2003
Dans le rapport des œuvres à l'architecture, Kounellis se joue de la porosité du bâtiment avec le paysage environnant. Le palais de la Monnaie de Paris longe la Seine et ses fenêtres sont autant d'ouvertures que l'artiste utilise pour faire entrer la ville à l'intérieur des salons, ou nous obliger à regarder la ville, à nous tourner vers elle. Trois des fenêtres accueillent une image constituée de balances sur lesquelles des récipients en verre sont installés. Ces flacons, fenêtres miniatures dans lesquelles la ville est mise en bouteille, font pénétrer le monde extérieur au rythme des formes et couleurs qui les composent et du flux de la Seine qui y défile.
Salle Babut de Rosan - Sans titre, 2005-2016
La répétition d'éléments et le rythme généré par leur agencement dans l'espace est présent tout au long de l'exposition, mais c'est sans doute avec ces 77 couteaux que Kounellis a disposé dans les vitrines que s'exprime le mieux l'idée de composition. Par bataillon de sept, lames tournées vers le visiteur, ils composent un damier menaçant qui l'encercle, à l'image une armée prête à avancer de concert. La dimension du rythme de ces alignements est renforcée par opposition de sens par l'activation d’un fragment de Stravinsky dans la salle suivante.
Salle Babut de Rosan - Sans titre, 2016
La chaise, comme le lit ou la porte, fait partie de ces éléments relatifs au corps de l'Homme et au repos de celui-ci. Encore une fois, l'objet est inutilisable en tant que tel et devient sculpture en faisant corps avec la poutre métallique qui y est allongée. Au poids de l'homme se substitue celui de la matière ferreuse, industrielle qui dessine un axe architectural dans le prolongement du demi-cercle de la pièce.
Salle Franklin - Sans titre (Da inventare sul posto), 1972
Cette œuvre célèbre la musique, la danse et la vie. Le fragment de partition que Kounellis peint en 1972 reprend la Tarentella, du ballet qu'Igor Stravinsky compose en 1919, Pulcinella. Cette forme musicale traditionnelle du sud de l'Italie tient probablement son origine des rites dionysiaques symbolisant le retour du printemps et le renouveau de la nature. Le langage de la danse rencontre celui du théâtre, de l'improvisation et de la lutte pour la vie dans une œuvre que Kounellis peint à la naissance de son fils. Comme cette musique populaire, l'artiste a suivit un cheminement similaire en emportant l'héritage des mythologies grecques dans sa migration vers l'Italie.Pour la Monnaie de Paris, il raccroche cette pièce en la faisant dialoguer avec des créatures de tissu suspendues à des plaques de fer par des crocs de boucher. Le contraste est saisissant entre ces vêtements noirs qui dessinent une marche dense à la manière des peintures de Goya et la ballerine vêtue de blanc qui improvise à l'infini les gestes de la vie.
Salle Duvivier - Sans titre, 2013
Nous retrouvons dans cette salle la figure du couteau, démultiplié pour en faire l'abat-jour du lampadaire, et pointe unique qui donne à la lourde poutre qu'il supporte toute sa légèreté apparente.Devant ce cadre jaune qui substitue à la perspective urbaine un monochrome vif, le couteau symbolise la délicatesse d'une pointe de ballerine qui tente de se soustraire à la gravité. Le couteau flotte littéralement au dessus du sol et rend fragile l'équilibre décalé de la toile. Le regard du spectateur peut se perdre dans la couleur de la peinture, et ses dimensions qui reprennent celle de Les Demoiselles d'Avignon parlent du lien que Kounellis entretient avec Picasso. Le lustre, avec son allure à mi-chemin de la potence et de la croix, est transformé en outil menaçant le visiteur quand son usage citadin rassure ceux qui arpentent les ruelles mal éclairées.
Salle Pisanello - Sans titre, 1991
Les six plaques de fer présentées dans cette salle jouent avec les paradoxes. La légèreté de l'accrochage de ces plaques qui reposent délicatement sur les murs dissimule leur poids. La délicatesse avec laquelle les minerais de charbon sont brodés avec du fil de fer contraste avec le processus de transformation du matériau par le feu. Les plaques rendent compte de la matérialité propre à notre monde industriel, tandis que les procédés de construction de la pièce citent l'idée de série, de langage et même de partition.
Salle Arnauné - Sans titre, 2015
L'œuvre présentée ici est symptomatique de la façon qu'a Kounellis de représenter la figure humaine par son absence. Absence de l'homme et impossibilité d'utiliser les outils et objets de son quotidien. Les couteaux perdent leur usage au profit d'un rôle décoratif, les chaises et lits ne sont plus des lieux de repos mais le théâtre d'actions où les éléments et les animaux remplacent l'homme. Le porte-manteau de Kounellis n'est plus un objet usuel, c'est une sculpture qui trône sur un piédestal industriel où l'artiste ne viendra pas récupérer son chapeau, il est déjà parti. Le choix du modèle de porte manteau, avec ses bois richement travaillés, renvoie autant au travail manuel qu'à la classe bourgeoise issue du XIXe siècle, période que l'artiste affectionne particulièrement pour sa littérature et ses mythes de l'homme moderne. S'il fait appel à des matériaux manufacturés pour composer ses œuvres, la différence avec les ready-made de Marcel Duchamp est fondamentale. Lorsque ce dernier met à terre un porte-manteau (Trap, 1917), Kounellis érige le sien en vestige d'une époque presque révolue.
Salle Antoine - Sans titre (Libertà o Morte, W. Marat W. Robespierre), 1969 - Sans titre, 1969
Une bougie devant une plaque de fer, comme un tableau, sur laquelle Kounellis a écrit à la craie : Libertà o Morte, W. Marat W. Robespierre, référence au vers du poète anglais Byron qui combattit en Grèce pour sa libération mais aussi aux deux figures iconiques de la Révolution française. La Liberté ou la Mort. Comme la plupart des œuvres de Kounellis la pièce en question n'a pas de titre, mais la déclaration ou l'exclamation est l'essence même de l'œuvre. Composé d'une plaque de fer avec des dimensions similaires à celles des peintures classiques, accrochée au mur comme un tableau sur lequel une exclamation est peinte. L’œuvre fait référence à deux des figures iconiques de la Révolution. Marat et Robespierre ont jeté les bases des idéaux de liberté inhérente à la démocratie de l'Europe occidentale. Au sol, le sac de jute a la capacité de se présenter ‘per se’, comme matériel qui renvoie a la tradition picturale. Le sac de jute fait également échos aux histoires de voyages de marchands, qui amènent par la mer ou par terre leurs marchandises, leurs traditions d’hommes en fuite à la recherche de nourriture, de liberté et de connaissance. Dans l’installation de 1968, tous ces éléments sont présents d’une manière très directe, en dialoguant avec le sol. Les graines de tournesols deviennent ainsi des sculptures, hommage à la terre avec une réminiscence possible à la mythologie du soleil.
De tout notre cœur, un très grand merci à Gianni Kounellis, Michelle Coudray et Damiano Urbani.
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