Durant
la décennie 1870, le groupe des futurs impressionnistes déplace son regard de
la scène urbaine aux jardins publics, puis des parcs et squares aux jardins
privés. Cela correspond à une évolution artistique et personnelle. Au début des
années 1880, Monet, Pissarro et Caillebotte quittent progressivement Paris pour
sa banlieue et ses jardins.
Vingt
ans plus tard, certains des Nabis portent la même dynamique, et migrent des
parcs parisiens vers l’intimité de leurs jardins privés. Pour Pierre Bonnard,
le choix d’une résidence située dans la vallée de la Seine, non loin de
Giverny, constitue une étape importante de son retour vers la nature et une
certaine sensibilité impressionniste.
Pathway in Monet's Garden In Giverny (1902), Claude MonetBelvedere
Situé à quelques pas de la maison de Claude Monet, le musée des impressionnismes constitue le cadre idéal pour une exposition sur les jardins impressionnistes et nabis. C’est en 1883 que Claude Monet s’installe à Giverny, dans une maison dotée d’un grand terrain qui va enfin lui permettre de créer le jardin de ses rêves.
Carte indiquant les emplacements de Giverny et de la maison de C. Pissarro à Éragny-sur-EpteMusée des impressionnismes Giverny
En avril 1884, Camille Pissarro s’installe non loin de là, à Éragny-sur-Epte. Le village, comme son nom l’indique, est traversé par l’Epte, qui traverse aussi Giverny avant de se jeter dans la Seine. La ligne de chemin de fer, qui relie à cette époque Vernon et Gisors, facilite les visites entre les deux artistes et amis.
Soleil levant à Eragny (1894), Camille PissarroMuMa - Musée d'art moderne André Malraux
La maison de Pissarro est assortie d’un jardin, où son épouse Julie cultive un potager qui assure la subsistance de la famille, et d’un pré ouvrant sur les champs entourant le village, où le peintre aimait observer les travaux des paysans, dont la vie représentait pour lui un idéal d’harmonie avec la nature.
Dans cette vue d’Éragny au petit matin, les silhouettes féminines évoquent cette activité humaine chère au peintre.
Et le soleil à peine visible, la brume et le fin manteau de glace sur l’herbe confèrent une subtile impression de flottement à ce paysage, que Pissarro va peindre pendant les presque trente années où il va vivre à Éragny.
Grâce à un prêt de Monet, Pissarro peut faire l’acquisition de la maison et de son terrain en 1892. Aujourd’hui propriété privée, elle se dresse toujours à Éragny, tout comme le clocher de l’église Saint-Martin, visible ici à droite, au-dessus des toits des maisons.
Le Jardin de Pissarro et le clocher d'Éragny (1891), Léo GaussonMusée des impressionnismes Giverny
C’est ce même clocher qui domine l’horizon de cette toile de Léo Gausson, ami de Pissarro et de son fils Lucien. Familier de la maison d’ Éragny et de son jardin, il représente celui-ci selon un point de vue que Pissarro adoptera aussi.
La touche pointilliste aux couleurs divisées suit les principes du néo-impressionnisme, que Pissarro et Gausson adopteront tous deux pendant quelques années.
Carte indiquant les emplacements de Giverny, d'Éragny-sur-Epte et de la maison de MirbeauMusée des impressionnismes Giverny
Monet et Pissarro connaissent bien l’écrivain Octave Mirbeau, fervent défenseur de la peinture impressionniste. De 1889 à 1893, Mirbeau vit aux Damps, près de Pont-de-l’Arche, non loin d’ Éragny et de Giverny.
Garden and henhouse at Octave Mirbeau's, Les Damps (1892), Camille PissarroMuseum Barberini
Il crée un somptueux jardin de fleurs qu’il invite Pissarro à venir peindre en septembre 1892 : « Le jardin est en retard ; mais il commence à fleurir un peu. Je pense qu’il va être épatant malgré tout et que vous y pourrez faire des études admirables. Car vous venez avec tout votre attirail de peintre, n’est-ce pas ? Et vous immortaliserez mes fleurs ! »
Cette toile, l’une des quatre que Pissarro réalise à cette occasion, est composée habilement.
Au premier plan, un massif de fleurs…
… s’oppose à la verticalité des arbres du second plan.
Entre les deux, un chemin mène jusqu’aux bâtiments vernaculaires.
La technique pointilliste de Pissarro fait des plates-bandes fleuries un chatoiement de couleurs. Tout paraît en harmonie.
Carte indiquant les emplacements de Giverny et de la maison de G. Caillebotte au Petit-GennevilliersMusée des impressionnismes Giverny
À la même époque, Gustave Caillebotte travaille lui aussi à la création d’un jardin. Il est établi sur les berges du bassin d’Argenteuil, au Petit-Gennevilliers. Ce n’est pas l’Epte dans son cas mais la Seine qui relie sa propriété à celle de Monet. Pour ces deux artistes, le jardin fait partie d’un horizon intime et artistique, et la nature doit entrer en résonnance avec la peinture.
Parterre de marguerites (c.1893), Gustave CaillebotteMusée des impressionnismes Giverny
Chez Caillebotte, au Petit-Gennevilliers, cette ambition prend la forme de panneaux décoratifs inspirés par les fleurs de son jardin et destinés à sa maison. Jardin et maison ont aujourd’hui disparu, mais le « Parterre de marguerites », qu’une restauration de plusieurs mois permet de redécouvrir dans toute son ampleur et sa modernité, témoigne de ce projet original de Caillebotte.
Si son emplacement originel reste incertain, ses dimensions suggèrent un décor couvrant la partie supérieure d’un mur, avec un élément de mobilier qui aurait masqué le rectangle laissé blanc par l’artiste.
Encadré par des bordures de liserons peintes à même la toile, le « Parterre de marguerites » associe la répétition décorative d’un papier-peint à la liberté de touche d’une œuvre impressionniste.
Ces fleurs vivantes semées sur la toile rappellent aussi les motifs de l’art japonais qui fascinent les artistes occidentaux à cette époque.
La restauration des panneaux permet de retrouver le mouvement hypnotique de leur surface, animée par l’arrangement sinueux des fleurs et le jeu de la lumière sur leurs pétales.
À Giverny, en 1893, Monet achète une parcelle nichée entre la voie ferrée qui passe au pied de son jardin et les champs qui s’étendent jusqu’à la Seine. Grâce à l’eau de l’Epte qui coule en bordure de ce terrain, il va y créer un étang planté de nymphéas et entouré de saules.
Nymphéas avec rameaux de saule (1916/1919), Claude MonetMusée des impressionnismes Giverny
Alors que la Première Guerre mondiale fait rage, Monet entreprend une série de grandes compositions décoratives, consacrées au bassin aux nymphéas dont fait partie cette œuvre récemment déposée au musée par le lycée Claude-Monet, à qui le fils de l’artiste, Michel Monet, l’avait offerte.
L’harmonie qui se dégage de ce point de vue confère une impression d’immensité et de perte de repères.
L’œil se meut sur la surface peinte, entrainé par les nymphéas qui créent une courbe subtile à la surface de l’eau, sous le rideau des branches de saule. L’eau et l’air se confondent.
Monet est alors l’un des derniers survivants de la génération impressionniste. Engagé dans une nouvelle aventure artistique avec sa série des « Nymphéas », il côtoie de jeunes artistes qui posent un regard à la fois admirateur et contestataire sur l’œuvre des impressionnistes.
Carte indiquant les emplacements de Giverny et de la maison de Pierre Bonnard à VernonnetMusée des impressionnismes Giverny
Pierre Bonnard, l’un des représentants du groupe des Nabis, fait en 1911 l’acquisition d’une maison à 5 kilomètres de Giverny : « Ma Roulotte », à Vernonnet. Rapidement, Bonnard et Monet prennent l’habitude de se rendre visite.
Claude Monet et Marthe Bonnard dans la salle à manger de Giverny (1920), Pierre BonnardMusée des impressionnismes Giverny
Vers 1920, Bonnard croque sur le vif cette scène d’après déjeuner, où sa compagne Marthe et Claude Monet apparaissent assis à table, dans la salle à manger de Giverny.
On devine les estampes japonaises de la collection de Monet, accrochées au mur.
Et la végétation du jardin, de l’autre côté de la fenêtre.
La maison de Bonnard est une toute petite construction. Située sur un point dominant la vallée de la Seine, elle a séduit le peintre pour le panorama qu’elle offre. Le jardin de la maison est plongeant jusqu’au fleuve et s’épanouit dans une luxuriance que le peintre ne voudra jamais brider. La terrasse qui se prolonge en balcon autour de la maison est protégée par une rambarde à croisillons, que l’on aperçoit dans nombre des œuvres du peintre. Longtemps en mains privées, la maison a récemment été rachetée par la Ville de Vernon, qui prépare son ouverture au public.
La Seine à Vernon (1915), Pierre BonnardMusée des impressionnismes Giverny
De moins en moins citadin au début du XXe siècle, le peintre de la vie parisienne qu’était Bonnard se laisse charmer par les paysages verdoyants de la vallée de la Seine. Après les expérimentations des années nabies, où la nature dans ses œuvres fait l’objet de recompositions qui abolissent l’illusion de l’espace et de l’instantané, Bonnard, immergé dans de nouveaux paysages, s’annonce comme l’un des héritiers de l’impressionnisme.
Les couleurs diaprées de jaune intense, de bleu profond, d’ocres et de mauves qui irisent le ciel apportent une tonalité vespérale et l’impression d’un instant capté, comme un souvenir fugace fixé sur la toile.
Mais contrairement à Monet, Bonnard ne travaille pas sur le motif. Il reformule a posteriori, dans son atelier, une observation qu’il a faite auparavant. C’est certainement la raison pour laquelle ce jardin sauvage, malgré des qualités impressionnistes, a la saveur d’un instantané recomposé.
Le Jardin (1945), Pierre BonnardMusée des impressionnismes Giverny
Le jardin que peint ici Bonnard, deux ans avant sa mort, est celui de la villa « Le Bosquet », qu’il achète en 1926, sur les hauteurs du Cannet. Dans ce chef d’œuvre conservé au musée de l’Abbaye, à Saint-Claude, le jardin du peintre acquiert la luxuriance des endroits mythiques, comme les jardins étagés de Babylone. Bonnard transpose une réalité certainement plus modeste en une efflorescence surréelle, un éblouissement lumineux.
Les plans, créés d’une même matière scintillante, sont comme collés les uns aux autres, sans souci de profondeur. L’œil court d’une masse à l’autre sans repère, « le regard baigne dans le tableau, repose en lui, comme saisi d’une affinité physiologique ».
Poussée à son paroxysme, la retranscription sensible devient une peinture sans sujet, sans motif : « Le principal sujet, c’est la surface qui a sa couleur, ses lois, par-dessus les objets » écrivait Bonnard. Par cette dialectique de la fusion du sujet dans la couleur, le peintre évoque les derniers « Nymphéas » de Monet.
L’exposition « Côté jardin. De Monet à Bonnard », dont le commissariat est assuré par Cyrille Sciama et Mathias Chivot, est présentée au musée des impressionnismes Giverny du 19 mai au 1er novembre 2021.
Remerciements :
Azize Atif, Anne Barz, Michel Cervoni, Clémence Ducroix, Annette Haudiquet, Brice et Nelly Jacq, Valérie Pugin.
Nous vous invitons à découvrir l’ouvrage publié à cette occasion par le musée des impressionnismes Giverny en coédition avec la RMN. https://www.mdig.fr/boutique/catalogue-d-exposition-cote-jardin-de-monet-a-bonnard/
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