Durant sa brève carrière artistique de sept ans, interrompue par sa mort prématurée en 1962, Yves Klein réunit un ensemble d'œuvres hétérogène et complexe du point de vue critique, qui anticipa une grande partie de l'art des décennies postérieures, depuis l'Art Conceptuel jusqu'à l'art de la performance. Bien que Klein ait commencé à créer des toiles monochromes au milieu des années cinquante, il abandonna la spécificité de l'aspect pictural pour aborder l'art indépendamment de tout autre moyen ou technique particuliers. Klein, artiste postmoderne et en avance sur son temps, concevait l'art comme quelque chose d'invisible ; il composa la Symphonie Monoton Silence, il imagina une « architecture de l'air », présentait ses activités en public, passa à la photographie et commanda une « documentation » avec l'enregistrement de ses œuvres les plus éphémères. Son programme laissait à un second plan la technique particulière de l'artiste et se centrait davantage sur son habileté à capter la présence mythique d'œuvres en tous genres : « Un peintre doit peindre un seul chef d'œuvre : lui-même, constamment, et devenir ainsi une sorte de pile atomique, une sorte de générateur à rayonnement constant qui imprègne l'atmosphère de toute sa présence picturale fixée dans l'espace après son passage ».
Soucieux de rompre avec toute forme d'Expressionnisme, Klein « refusé le pinceau » pratiquement depuis les tout débuts de sa carrière, parce qu'il le considérait comme un instrument « trop psychologique ». Il le remplaça par des rouleaux, plus « anonymes », qui lui permettaient « de créer une "distance" entre la toile et moi »[2]. Entre 1958 et 1960, il perfectionna une technique qui lui permit d'approfondir cette idée, en utilisant des modèles nus en guise de pinceaux vivants qui créaient des marques et des empreintes sous sa supervision. Les Anthropométries, telles qu'elles furent baptisées par le critique Pierre Restany, ami de Klein, maintenaient la séparation insistante de Klein entre l'œuvre et son propre corps, tout en lui permettant de recréer le nu sans avoir recours aux moyens de représentation traditionnels. Klein fit une démonstration de cette technique à la Galerie Internationale d'Art Contemporain de Paris le 9 mars 1960 devant une centaine d'invités. Pendant que les musiciens interprétaient la Symphonie Monoton Silence, l'artiste en smoking dirigeait les actions de trois modèles nues enduites de peinture, qui apposaient les empreintes de leur corps sur des feuilles de papier blanc. Outre un « monochrome corporel », les peintures résultantes incluaient des formes statiques simples et des traces dynamiques des corps en mouvement.
La grande Anthropométrie bleue (ANT 105) fait partie d'un groupe de quatre œuvres qui représentent l'apothéose de la technique du pinceau vivant de Klein. L'artiste se référait à ces œuvres comme ses Batailles, un terme qui évoque le genre historique-artistique de la peinture historique, également suggérée par les grandes dimensions des toiles. Comme l'observait Nan Rosenthal, les Anthropométries de Klein sont symboliques et représentatives, « semblant illustrer à la fois un sujet et ses empreintes littérales »[3]. Néanmoins, certaines des empreintes obtenues sont plus abstraites que d'autres. Dans La grande Anthropométrie bleue (ANT 105), les formes corporelles des figures sont illisibles et leurs mouvements sur le papier s'apparentent davantage à des explosions, éclaboussures et taches de peintures, comme si l'artiste avait cherché à se moquer de l'Art Informel européen ou de la peinture expressionniste abstraite américaine.