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Le droit de dire "non"

Françoise Giroud1971-01-12

Fonds de Dotation Francoise Giroud

Fonds de Dotation Francoise Giroud
Paris, France

Françoise Giroud nie que l'avortement libre puisse constituer un problème simple. Explique les raisons de son engagements en faveur de l'avortement et prône un avortement contrôlé et la diffusion des moyens contraceptifs. Fait écho au Manifeste des 343 paru dans le Nouvel Observateur

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  • Title: Le droit de dire "non"
  • Long Description: Le directeur du « Nouvel Observateur », qui a du cœur et qui aime bien les dames, presse chacun de choisir son camp et de se dire de gauche en se déclarant pour l'avortement libre. Il ajoute que « c'est un problème très simple ». Je ne crois pas. Je crois, au contraire, qu'il n'y a pas de problème plus compliqué et qui mette plus profondément en jeu la relation avec soi-même. Et avec l'Autre, car, jusqu'à nouvel ordre, les enfants se font à deux. Mais laissons l'inconscient, bien que, dans cette affaire, il ait plus que son mot à dire. Et laissons la collectivité, bien que ce ne soit pas un aspect négligeable du problème. On pourrait même dire, en empruntant au Mouvement de libération des femmes son vocabulaire, que c'est une attitude petite-bourgeoise individualiste caractérisée que de donner la priorité à son confort personnel immédiat sur l'intérêt général. Et rien ne perturbe plus le confort, comme on sait, qu'un ou plusieurs enfants. Pour en avoir, aujourd'hui, dans l'état où sont les villes et les écoles, il faut un peu de courage, de générosité, de déraison, et beaucoup d'optimisme. Mais tout le monde a le droit — ou devrait jouir du droit — de n'avoir ni courage, ni générosité, ni déraison, ni optimisme. Ni enfants. C'est la plus intime des libertés individuelles. La France est l'un des derniers pays où cette liberté est niée. Alors oui, il faut que la législation répressive contre l'avortement soit abolie. Oui, il faut délivrer les Françaises des grossesses-accidents, des enfants qui surviennent trop tôt pour être aimés, ce gibier à névrose, de ceux qui poussent trop tard dans le ventre d'une femme épuisée. Oui, il faut que cesse la pratique de l'avortement clandestin — au minimum mille par jour, officiellement. Oui, nos lois sont moribondes, puisqu'elles sont aussi largement transgressées. Quand une société en est à ce point où la transgression devient la règle commune, c'est bien que sa morale est exténuée. L'intéressant, dans l'exhibition collective de 343 fœtus dédicacés, anciens et récents, à laquelle un certain nombre de femmes notoires ont participé, non sans mérite, en déclarant : « J'ai avorté », ce n'est pas le scandale. C'est le non-scandale. Comme si elles n'avaient rien révélé que chacun, à part soi, ne sût déjà. Simplement, jusqu'ici, on ne le criait pas sur les toits. Sollicitées de le crier, elles ont accepté. Et cette justice impitoyable qu'est le jugement public les a acquittées. Dès lors, il est clair que la répression de l'avortement est près de son extinction, tuée par la dérision. Ce n'est plus qu'une question de temps, de méthode, d'habileté dialectique. Les mœurs précédant toujours les lois, nous verrons d'abord des médecins procéder, sans se cacher, à des avortements thérapeutiques. Que quelques-uns aient, à leur tour, un peu de nerf, qu'ils se réunissent, qu'ils publient la liste des praticiens résolus à pratiquer l'avortement dans des conditions précisément définies, et, s'il s'en trouve parmi eux quelques-uns de grand renom, qui osera les poursuivre ? L'entrée dans notre société de l'avortement illégal mais non clandestin se fera parce qu'il sera pratiqué au nom d'une morale nouvelle contre une morale désintégrée. Dans les moments où une éthique s'effondre parce qu'elle n'est plus faite de règles enfreintes par quelques-uns mais de mots creux en contradiction avec le comportement général, toujours des hommes et des femmes se dressent, s'insurgent contre les pharisiens, ces sépulcres blanchis, disait un certain Jésus avec une violence de langage qui le ferait ficher aujourd'hui chez M. Marcellin. Il se trouve que nous sommes au creux de l'une de ces périodes où l'éthique de demain, en gestation, se heurte à l'éthique d'hier, en décomposition. Que ce n'est pas facile de vivre entre deux systèmes. Que cela ressemble à une guerre civile avec beaucoup de blessés de l'âme, légers ou graves. C'est par rapport à cette morale en voie d'élaboration qu'il faut réfléchir à propos de l'avortement. Ce qui donne une connotation politique à l'appel des 343, c'est que l'avortement légal ne pose pas de problème matériel aujourd'hui aux femmes informées qui ont quelque argent. L'Angleterre est à deux pas, c'est même l'une de ses rares industries en expansion, grâce à la participation française. Ce sont les autres femmes qui continuent, en France, de payer le prix de la loi en subissant l'humiliation et la douleur de l'avortement clandestin. Il s'agit donc d'une revendication égalitaire, posée par un groupe de femmes favorisées au bénéfice des moins favorisées : l'avortement pour toutes, sans condition. Objection ? J'en ai une : non pas à l'égalité, mais à l'avortement délivré de tout obstacle. Intelligemment contrôlé, comme c'est le cas en Suède, il est pur signe de civilisation. C'est un moyen. Ce n'est pas une solution proposée au fait d'être une personne de sexe féminin en état de se trouver enceinte douze fois par an. Alors quoi ? Douze avortements ? Comme les pochards qui se mettent deux doigts dans la bouche pour vomir et pouvoir, un peu barbouillés, recommencer ? Cela, c'est l'abdication pure et simple devant les hommes, quoi qu'il en paraisse, devant le pouvoir qu'ils ont de féconder les femmes tandis que d'autres ont celui de les faire ensuite avorter. Eh bien, moi, je dis non ! Je dis qu'être une femme « libre » autant qu'on peut se prétendre libre, c'est apprendre à se prendre en charge, c'est-à-dire, sur ce point précis, à utiliser les contraceptifs. A récupérer son corps. C'est être capable d'user du droit essentiel de dire « non » à une fécondation dont on ne veut pas, avant de s'y soumettre. C'est maîtriser l'antique passivité biologique qui a fait le destin des femmes. Je dis que rendre les femmes libres, c'est les rendre responsables d'elles-mêmes et de leur descendance si elles en veulent, c'est-à-dire leur enseigner l'usage des contraceptifs, le répandre, le faciliter, le rendre gratuit, le soutenir par une propagande intense. C'est une grande lâcheté des pouvoirs publics français de s'être dérobés à ce devoir. Hélas ! quand une société est bloquée, elle l'est dans tous ses rouages. Je dis que l'avortement légal doit maintenant être institué et très largement consenti, que nous y viendrons inéluctablement, comme à toutes les mesures d'ordre égalitaire, mais que, s'il ne fait l'objet d'aucun contrôle modérateur, la liberté que les femmes en tireront sera amère comme le goût de la solitude et de l'échec. Je dis qu'elles seront, une fois de plus, flouées. L'égalité ? D'accord. À condition de ne pas devenir égales dans la démission, l'irresponsabilité, l'infantilisme et l'impuissance à assumer la condition humaine.
  • Creator: Françoise Giroud
  • Date: 1971-01-12
  • Publisher: L’Express
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