Remariage de Jacky Kennedy. Françoise Giroud moque le choc qu'il provoque dans l'opinion publique et tente de déconstruire un peu le mythe du couple Kennedy.
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Détails
Titre: Portrait de Jacqueline Onassis
Description longue: En se remariant sans nous avoir préalablement consultés, celle qui fut Mme John Kennedy nous a, cela est clair, gravement offensés.
Nous ne sommes pas des monstres. Nous n'exigions pas le couvent. Peut-être, même, lui aurions-nous accordé l'autorisation de partager avec un veuf pudique et titré de la bonne vieille Angleterre le soin de cultiver la flamme du souvenir. A condition, toutefois, qu'il mesure au moins 1m70. A cause des photos.
Nous aurions compris, car nous sommes compréhensifs, qu'elle eût jugé bon de donner un père à ses enfants, étant entendu qu'elle serait demeurée inconsolable. Et John John élevé à Oxford, cela eût été assez dans nos idées.
Mais ce petit mirobolant basané de 62 ans qui lui balance un diadème sur l'auréole, et qui l'embrasse en public, nous ne l'aurions jamais admis dans la famille. Cela est dur à reconnaître, mais elle a manqué de considération à notre endroit.
M. Stavros Niarchos, rival direct de M. Aristote Onassis, aurait-il épousé la princesse Margaret — ce à quoi il doit songer sérieusement, sous peine d'être déclaré vaincu aux points — nous aurions mieux supporté le choc. « Bon, se serait-on dit, elle s'immole sur la balance des comptes... Devoir royal. »
Mais la situation financière des Etats-Unis n'exigeait rien de tel. Et la situation morale de ce pays souffre curieusement de ce qui apparaît comme une mésalliance. Aussi faut-il voir les choses comme elles sont : nous sommes touchés au vif. Voilà ce qui arrive quand on met tous ses mythes dans le même panier.
Pourquoi tant d'hommes de par le monde se sentent-ils trahis, et projettent-ils sur Mme Onassis leur misogynie, en des termes qui rejoignent parfois l'injure... Pourquoi tant de femmes se montrent-elles choquées, tout comme si elles avaient, pour leur compte, vertueusement repoussé du pied les avances du serpent Onassis... Pourquoi Eve serait-elle éternellement coupable. Adam éternellement victime, et le Mal, qu'incarne aujourd'hui l'Argent, éternellement triomphant... Tout cela est infiniment plus mystérieux que les raisons pour lesquelles une dame américaine à épousé un monsieur grec.
Ce qu'elle lui trouve, eh bien, cela est clair : ce qu'elle cherche. Pour choisir un mari beau comme Crésus, selon l'expression superbe de Maria Callas, le seul problème est d'avoir envie de ce mari-là. Mais on pourrait en dire autant de tous les mariages, et de tous les hommes. L'important, c'est l'idée qu'elle se fait de lui, non l'idée que nous nous en faisons. Et d'ailleurs... Peut-être est-ce délicieux d'être Mme Onassis. Peut-être est-ce sensiblement plus agréable que d'être Mme John Kennedy, qui sait ? Elle le sait. Nous ne le savons pas. Nous ne le saurons jamais. Peut-être est-il charmant, tendre, gai, attentif, amoureux de la vie... Peut-être se voit-elle dans ses yeux précieuse, unique, incomparable... On le dit indifférent à la chose politique — ce qui, pour un citoyen grec, est aujourd'hui une heureuse disposition. Voilà, en tout cas, une vertu sans prix pour une femme que la politique ennuie au-delà de toute expression, et qui a cependant le goût de régner.
Peut-être Mme Onassis a-t-elle eu, simplement, une sorte de courage. Il en faut, à tout âge, pour vivre comme on est. En brisant son image, celle de la chaste beauté qu'un tailleur rose éclaboussé de sang paraissait devoir protéger d'une armure de douleur, elle a perdu sa fonction, en même temps que le cœur des foules. Mais elle a retrouvé son identité.
Ce n'est peut-être pas une opération plaisante pour le spectateur, mais elle est saine comme tout ce qui rapproche de la vérité des choses.
Si nous avions la moindre trace d'affection pour celle que nous appelions « Jackie », nous nous réjouirions de la voir s'arracher à cette semi-divinité dont elle payait le prix avec la monnaie du bonheur.
Mais voilà : ce que nous aimions en elle, ce n'était pas sa personne. C'était sa fonction. La fonction qu'inconsciemment nous continuons d'assigner aux femmes et que les femmes elles-mêmes se résignent mal, semble-t-il, à décliner. Il lui appartenait d'aimer un seul homme, de l'adolescence au tombeau. Dès lors qu'il y en avait une, fragile et dure, fidèle et pure, le prototype existait devant lequel nous agenouiller. Qu'importe s'il était truqué, si derrière ce front bombé il y avait eu de la haine chez la femme de César pour celui qui lui préférait le gouvernement de l'Empire, une volonté d'indépendance suspecte chez une vestale, un refus obstiné de se conduire en « précieuse collaboratrice » du grand homme, comme on dit dans les magazines féminins pour désigner cette espèce zoologique particulière : la femme qui vit par procuration.
Nous ne voulions pas le savoir. Nous voulions que, quelque part dans le monde, cette créature soit. Qu'il y en ait une, cela témoignait pour l'humanité. Nous sommes mauvais, mais nous pouvions être bons.
Que notre indignité ou les vicissitudes de la vie interdisent aux unes et aux autres de lui ressembler, cela ne lui donnait que plus de prix. Il y eut même, lorsque Robert Kennedy commença à faire campagne pour la présidence des Etats-Unis, un peu d'irritation à l'idée qu'une nouvelle Lady Kennedy pourrait se parer d'un éclat emprunté. Et lorsqu'on vit la malheureuse Ethel, penchée, hagarde, sur le corps de son mari assassiné, on eut le sentiment d'assister à une reprise jouée par des doublures. La veuve du héros défunt, c'était un emploi réservé.
Voici qu'elle le rend au régisseur de la scène du monde pour y jouer « La Fiancée vendue ». Soit. Elle est libre, et l'or lui va bien. Mais sur quel ton nous le disons ! Tantôt comme on dit : « Tu es libre de divorcer, mais tu pourrais tout de même penser aux enfants. » Tantôt avec cette pointe de révolte à l'égard de la société et de ses lois non écrites, qui signifie : « JE suis libre. »
Il faut le dire avec naturel. Comme si nous étions adultes. Comme si nous pouvions supporter sans en faire un drame que l'on nous casse notre belle poupée, celle qui disait « John » quand on pressait sur sa poitrine. Et passait le fantôme d'un jeune homme sur son cheval blanc.
Ce n'est pas un drame, c'est une comédie. Rien qu'une comédie dont les acteurs ne sont pas, quoi qu'il en paraisse, M. et Mme Aristote Onassis, mais chacun de nous par rapport à ce couple.
Quand on veut vivre plusieurs vies, il faut mourir plusieurs morts. Jacqueline Kennedy enterrée avec sa magie, rien ne nous permet de condamner cette jeune femme gracieuse qui vient de naître sous le nom de Jacqueline Onassis et qui n'a pas de préjuges.
Créateur: Françoise Giroud
Date: 1968-10-28
Éditeur: L'Express
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