Carla Lonzi
sans saisir l'évolution qui clarifie ces prémisses mêmes.
Elle voit dans le féminisme une idéologie, autrement dit
un pouvoir, et comme tel elle le respecte parce qu'il
confirme - au lieu de mettre en crise - ce que nous
voulons par contre subvertir... Prends par exemple
« Nous crachons sur Hegel » et « La femme clitoridienne
et la femme vaginale », écrits et publiés en 70 et 71. Ce
sont les premiers petits livres verts parus dans les « Ecrits
de Révolte féminine », cette collection que nous publions
nous-mêmes afin de relater nos expériences. Ils sont
devenus parfaitement “ banaux" à force d'être cités par
les magazines et les quotidiens.
- Oui, mais ce ne sont pas les seuls qui aient repris ton
discours, tout le monde l'a fait, par la suite, il est devenu
référentiel.
- Il a circulé... On s'est donné le mot. Et si tu penses
que nous avons tout fait toutes seules, publication,
distribution, sans tomber dans l'activisme, on peut dire
que c'est un succès. Cela a fait tache d'huile. Après les
miens, nous avons publié d'autres volumes, ceux de
Taarina, Martinelli, Chinese, mais lorsque la presse parle
de Rivolta femminile, elle se réfère exclusivement aux
deux premiers livres : elle reste attachée à une image
figée une fois pour toutes du féminisme. Tout au plus
attend-on de nouveaux développements idéologiques,
politiques, sociaux... on ne veut pas voir que le
féminisme est un processus de libération qui comprend
toutes sortes d'étapes.
Pourrais-tu préciser ta pensée ?
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Carla Lonzi
- Je vais essayer de m'expliquer. Mon premier besoin,
en tant que féministe, a été de faire tabula rasa des idées
reçues, tabula rasa en moi-même pour me soustraire aux
garanties offertes par la culture... Je savais trop bien que
les certitudes acquises cachaient un poison paralysant. En
vérité c'était le seul geste possible, le seul qui offrît des
développements et, au fond, c'est ce qui s'est passé... Mais
tout a été plus complexe et dramatique que je ne l'aurais
cru car même mon geste pouvait devenir pour les autres
une sorte d'idée reçue... et ainsi de suite. En tout cas, ces
écrits ne sont pas nés d'une position culturelle mais de
ma vie. En ce sens ils ont ouvert la voie à l'auto-
conscience; au discours à la première personne. Ce qui
fait l'authenticité de ces textes c'est qu'ils reposent sur un
vécu... Or c'est plutôt dans leur théorisation qu'on a vu la
majeure efficacité. En fait j'ai tout affirmé sur du vide.
- Oui, puisque tes références culturelles n'auraient pu être
que masculines !
- Et sur ce vide, qui était moi-même, je pouvais fina-
lement écouter ma voix intérieure. Une fois rejetées
toutes ces autorités dont il est parfois tentant de tirer son
identité. Tel fut à l'origine le travail de Révolte fémi-
nine : éloigner toutes les suggestions culturelles, en parti-
culier les plus imparables. Ce fut un travail énorme,
toujours plus solitaire, individuel... et qui se poursuit
encore.
Les groupes
féministes qui laissent encore quelque
crédit à un filon culturel ou politique se retrouvent
perpétuellement envahis et perpétuellement sur la
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