Gérard Philipe, cette saison, n'a joué qu'une
seule fois Le Cid, mais ce soir-là, 2.833 specta-
teurs l'ont acclamé. Or, le Palais de Chaillot ne
possède que 2.700 places assises. On avait du ajouter
dans les travées des chaises et des tabourets.
Mais la plus belle
c'est à l'abbaye du
Bec-Helluin, où le Theatre National Populaire jouait
l'an dernier Meurtre dans la Cathédrale, que Vilar
la recueillit.
Puisque Paris ne veut pas de lui et de sa troupe.
c'est la banlieue qui accueillera les premières repré-
sentations du
Théâtre National Populaire.
ON a reproché a Vilar cette largesse. Il a répondu
qu'il était généreux afin de pouvoir être plus
exigeant.
Jean, en effet, est un metteur en scène et ne connait
pas la fatigue. Durant les premières répétitions d'une
piece il fait travailler ses acteurs dix heures par jour,
Mais dans la semaine qui précède la première repré-
sentation, c'est un labeur journalier de quatorze heures
qu'il impose à sa troupe.
Vilar a aussi cherché à donner à ses comédiens un
certain esprit d'équipe. Lors des réceptions officielles
les hommes doivent porter un costume bleu marine,
des souliers noirs, une chemise et une cravate blan-
ches. Les femmes, un tailleur de ville.
Lorsqu'il est sur le plateau, le comédien du T.N.P.
est en contact direct avec le public. Vilar, en effet,
a supprimé la rampe - cette muraille de lumière qui
sépare la scène de la salle comme il a supprimé
le rideau et les décors en trompe-l'oeil, accessoires
lémodés du théatre à l'italienne,
Ses audaces ont surpris les théoriciens mais elles
n'ont pas dérouté les spectateurs.
Or, le Palais de Chaillot est un des théatres les plus
couteux de Paris. On doit dépenser par an 3.200.000
francs pour le nettoyage de la salle 3.800.000 pour
son chauffage
Il est aussi le théatre le plus difficile à remplir, Les
tuumoristes pretendent que le Palais de Chaillot est
tout juste bon à accueillir le jeudi les cancres privés
de sortie.
Depuis la création du T.N.P., aussi bien à Paris
qu'en province et qu'à l'étranger, 1.200.000 spectateurs
ont applaudi l'oeuvre de Vilar
Pendant la saison 1953-1954 : Ruy Blas a été joué
35 fois et vu par 87.522 personnes: Don Juan, 33
représentations et 69.576 spectateurs: Lorensaccio,
31 représentations et 57.994 spectateurs; Richard II,
30 représentations et 61.135 spectateurs.
Pour ses premiers rôles le taciturne
a joué du violon toute une nuit
VILAR rentre à Paris et va visiter son futur fiet. Il
est occupé par les services de l'O.N.U. Il demande
quand on lui rendira son bien. On lui rit au nez. Pas
avant plusieurs mois.
Pour Vilar la situation est critique. A tout prix
il doit faire face à ses engagements
A la fin de la pièce, les chevaliers qui viennent
d'assassiner l'archevêque Thomas Becket se tournent
vers le public et lui exposent sur le ton de la conver-
sation les raisons de leur crime.
En toute hate. il organise le Petit Festival de
Suresnes ». Pour 1.200 francs, il offre aux specta-
teurs : deux heures de Darius Milhaud, d'Honegger,
de Thiriet et de Ravel; six heures de Corneille et de
Berthold Brecht, trois repas: deux heures de discus-
sion, une heure de Maurice Chevalier et toute une
nuit de bal musette.
Depuis un instant un vieux monsieur, digne et
ciécoré - sans doute quelque professeur en retraite
-- s'agitait sur sa chaise. Soudain il n'y tint plus.
Il se dressa, rouge d'indignation, et s'écria :
- C'est abominable! Il fallait le laisser mourir
dans son mysticisme!
Pendant ce week-end Vilar est fort inquiet. Les
applaudissements ne parviennent pas à calmer ses
angoisses. Il sait que les
Parisiens sont toujours prêts
à se reprendre et à se moquer.
Il y eut dans l'assistance un moment de stupeur.
Le monsieur s'apercut de sa bévue. Il en fut fort
gené et se rassit en bredouillant
taire.
Il n'avait pas à s'excuser. Ce cri cu coeur c'était
la preuve que Vilar avait réussi. Selon sa propre
expression il avait uni le spectateur au spectacle.
Pardonnez-moi! c'est une interruption involon-
T. N. P.
Vilar fait travailler
(Smite de la page 38.)
theatre, un vrai, avait acheté les droits de La Danse
de mori.
Cet échec ne rebuta pas Vilar. Quelque temps plus
tard, une autre pièce de Strindberg, Orage, faisait
connnitre son nom au public. Puis, au théâtre des
Noctambules, il reprit La Danse de mort. Au Vieux-
Colombier enfin, il jou pendant près d'un an la pièce
d'Eliot : Meurire dans la Cathédrale.
Il était en passe de devenir le successeur des Dullin
et des Pitoeff, c'est-d-dire un metteur en scène voué
à un public lettré, mais restreint, lorsqu'un événement
vint bouleverser ses opinions et ses gonits.
Un ami de Picasso avait décide d'organiser à Avi-
gnon une exposition de ce peintre. Vilar le sut. 11
slemanda la permission de profiter de cette occasion
pour mettre sur pied un festival d'art théâtral.
La municipalité d'Avignon accepta et lui offrit
même une petite subvention
Vilar rassembla alors quelques comédiens. Il ne
eur cacha pas la vérité Laventure était pleine
d'aléas. Le seul cachet assuré : une semaine passée
en plein air dans un des plus beanx sites du monde.
Un peintre d'origine gasconne, Leon Gischia,
dessina les costumes. Mais pour les exécuter, Vilar ne
pouvait acheter ni satin, ni velours, ni brucards. On
se contenta de toile que l'on peignit.
Pendant une semaine, Jean, torturé par un ulcere
d'estomac, te prit pas un instant de repos. Quant aux
acteurs, entre deux répétitions. en salopette, ils
aidaient les soldats du génie à monter une estrade
dans la cour du palais des Papes.
Le plus docile de ses pensionnaires
est le plus célèbre : Gérard Philipe
Le poir de la premiere représentation. Vilar fu
récompensé de ses peines. Soudain, dans !. nui
d'Avignon, il découvrit un public qu'il ne connaissait
pas, un public fraternel. venu de toutes les classes d: la
société. u public entin delarrassé de ses préjugés
et de ses conventions, un public qui s'était assemble
non pas pour critiquer, mais pour aimer.
Et le théatre prend à ses yeux un sens nouveau.
L'art dramatique, art d'essence religieuse, est ne
au milieu de la foule, que ce soit sur les places de la
Grèce, ou sur les parvis du Moyen Age.
C'est au xvi" siècle que l'on a détourné le théâtre
de ses véritables voies, qu'on l'a contine dans des salles
étroites et surchargées de clorures, qu'on l'a privé
d'une partie de son public
Pour renouer avec la véritable tradition, il fallait
donc renoncer aux salles dites « à l'italienne », c'est-
à-dire å balcons superposés, et revenir au théâtre de
la multitude théâtres bátis à la façon des cinémas
et accessibles aux pauvres comme aux riches.
Aussitôt ses amis tentent de détourner Vilar de ses
projets. Ils lui rappellent que Dullin, lui aussi, avait
connu cette tentation, qu'il ava abandon
fin
de sa vie, le charmant Atelier pour le trop vaste
Sarah-Bernhardt et qu'il avait échoué.
A tous ces conseils de prudence. Vilar oppose son
beau visage muré de croisé réformé. Il attend.
Puis, tout à coup, ce perpétuel inquiet connait un
succes auquel il ne croyait plus.
La même saison il tourne deux films, met en scène
deux pièces, dont l'une est l'Edire d'André Gide, au
théâtre Marigny. Aux côtés de Pierre Brasscur il
crée Le Diable et le Bon Dieu, de Jean-Paul Sartre.
Un soir, dans une loge de l'Atelier. Vilar se ma-
quille. Dans un instant il va jouer le Henry IV', de
Pirandello. Contre les murs du réduit sont épinglées
des photos jaunies, des photos de sa jeunesse lank
ce même Atelier
On
est à
frappe à la porte. Un jeune homme entre 11
contre -jour. Vilar discerne à peine ses traits.
Il se présente :
Gerard Philipe!
jean croit à une visite de courtoisie, mais Philipe
nchaine :
sa troupe 14
J'aime le théâtre, Monsieur Vilar, mais je
l'aime trop pour pouvoir en faire entre deux tournages
dans une salle des Boulevards. Je veux appartenir à
une troupe. J'ai longtemps hésité. Vous n'êtes apparu
comme l'animateur le plus proche de mes gouts. Si
vous voulez m'engager, je suis libre.
Vilar n'en croit pas ses oreilles.
Et cependant ce n'est pas une boutade. Quelques
mois plus tard. Gérard Philipe répète le rôle de
Rodrigue dans Le Cid, de Corneille. Il est le plus
docile des pensionnaires
Son nom pourtant rendu célèbre par le cinéma,
donne au Festival d'Avignon un lustre qu'il n'avait
jamais connu jusqu'alors. De toutes parts en Europe
on accourt dans la vieille cité des Papes,
Lors de la première représentation du Cid, les cri-
tiques sont stupéfaits. Rodrigue a retrouvé ses vingt
ans et cette fougue que tant de sociétaires rhumati-
sants lui avaient fait perdre.
Le soir, encore abasourdi par les acclamations qui
ont salué la sortie de scène de Philipe, Vilar rentre
son hotel. Une lettre l'y attend. Il la décachète avec
un peu d'émotion car elle a le format officiel annon-
ciateur des mauvaises nouvelles.
Ce n'en est pas une, bien loin de là. Le secrétaire
d'Etat aux Beaux-Arts a décidé de redonner vie au
Théâtre National Populaire ce théâtre dont Vilar
reve depuis la nuit d'Avignon - et demande à Jean
Vilar d'en accepter la direction pendant une période
de trois ans.
Pour la forme, Jean hésite trois jours. Puis il
accepte,
C'en est fait de sa joie. De toutes parts pleuvent
les sinistres présages.
Le Théâtre National Populaire a un passé et un
ſuneste passé. Dans la lugubre salle du vieux Troca-
dero il a usé l'enthousiasme du grand acteur Firmin
Gemier, son premier directeur
Quant au cahier des charges que Vilar a du accep-
ter, il est accablant.
La subvention annuelle du Théâtre National Popu-
laire est de 52 millions, moyennant quoi Vilar doit
donner chaque saison 175 représentations à tarif
populaire, le prix des places étant obligatoirement
fixé entre 150 et 400 francs.
Le dernier soir, au bal, Gérard Philipe danse avec
une ouvrière d'usine. Mais les précieuses, elles aussi,
sont venues
heures par jour
L'une d'entre elles se précipite vers Vilar en
s'écriant :
- Ah! mon cher ! Charmant votre T.N.P.!
Vilar exulte. Le snobisme a consacré le sobriquet
populaire. Cette abréviation est le signe de la réussite.
Alors Vilar le taciturne saute sur l'estrade des
musiciens. Il s'empare d'un violon et jusqu'à l'aube
il fait danser ses hôtes
Ainsi en un an le succès a fait d'un modeste ani.
mateur d'avant-garde le second personnage oinciel
du théâtre français.
La troupe du T.N.P. comprend aujourd'hui : 39 ac-
teurs : 31 hommes, 8 femmes, plus 4 élèves du Conser
vatoire. C'est la troupe la plus jeune de France. La
moyenne d'âge est de vingt-neuf ans.
C'est aussi la troupe la mieux payée. Ses comédiens
attitrés touchent 50.000 francs par mois, auxquels
viennent s'ajouter les feux, c'est-à-dire la prime que
Ton donne au comédien chaque fois qu'il joue. Au
T.N.P. elle varie entre 3.000 et 7.000 francs.
Il a fallu ajouter des tabourets
aux 2.700 places pour "Le Cid"