SPECTACLES D'UN TEMPS
Eents de
Paris-mars 1952
Revue des questions actuelles-
Le Prince de
ON a pu craindre que cette saison ne fût creuse et je crois l'avoir
dit ici. Heureuse saison, au contraire, puisqu'après nous avoir
rendu un Schiller trop oublié, elle nous révèle un Kleist ignoré (deux
hommes de la dimension éternelle) et nous oblige ainsi à d'utiles re-
visions de valeur.
Un peu plus jeune que Schiller, Kleist apparaît marqué par un
destin plus bref et plus tragique. Quelle plus rare conjuration de
malchances en effet, acharnées contre un plus rare génie! Kleist
naît en 1777, à Francfort-sur-l'Oder, l'une des plus antiques citadelles
du germanisme contre le slavisme, dans une famille toute soldatesque
de hobereaux tristes, qui le laissera brûlé pour toujours d'une soif
de fugue. Orphelin à quatorze ans, il ne connaîtra plus du foyer
que les soins et les brusqueries d'un garçon manqué qui est sa
sour. Il apprend alors le français, le latin et le grec, dans un
collège de Berlin fréquenté par des descendants de huguenots émigrés
au temps de Louis XIV. Ainsi le Moyen-Age allemand, resté vivant
dans sa ville natale, et la civilisation humaniste, qui pousse ses der-
nières fleurs avant de se faner dans l'Europe classique d'alors,
ont contribué à former cette âme prédestinée à l'écartèlement... A
quinze ans Kleist entend tonner le canon de Valmy et part
combattre en
France; s'il apprend à y haïr la discipline militaire, il
ne parvient à s'enflammer ni pour ni contre les idées révolution-
naires. C'est ainsi qu'il réussit à vingt-deux ans sa première évasion :
il quitte l'armée, au scandale de son entourage, pour commencer une
aventure plus périlleuse que la guerre : la sienne...
Car il découvre seulement alors ce qui fait et fera toujours sa
solitude. Son corps lui refuse ce qu'exige son coeur; il est impuis-
sant. Doué cependant pour séduire, il ne cessera plus de poursuivre
celle qui réconcilierait enfin ce corps frigide et ce coeur brûlant.
Mais cette quête demeurera vaine, il le sait; et l'obsession grandit
dès lors en lui d'un autre accomplissement, auquel il s'est d'ailleurs
engagé, encore enfant, par un pacte mutuel avec un camarade de
son âge: le suicide.
Elle se sous-entend, cette obsession, dans l'oeuvre littéraire
qui éclôt alors soudain, et dont les réussites ne parviendront que par
intermittences à illuminer sa nuit. Le premier drame de Kleist,
La famille Schoffenstein, sera composé dans un élan d'enthousiasme,
entre juillet et octobre 1801, à Paris, où le poète vient d'arriver,