SPECTACLES D'UN TEMPS
menace inlassablement le Prussien. Nous sommes à la veille d'une
bataille décisive, qui fondera peut-être l'indépendance et la puis-
sance du nouvel Etat.
Dans son château de Fehrbellin, l'Electeur a recueilli et élevé
comme siens deux enfants, une nièce, un neveu, qu'il destina
l'un à l'autre : Nathalie, princesse d'Orange et Frédéric, prince de
Hombourg. Il vient de donner le commandement de sa cavalerie
à ce dernier, pour l'action qui se prépare. Le caractère lunatique
de ce jeune homme n'est pas toutefois sans inquiéter l'Electeur :
n'a-t-il pas disparu pendant cette veillée d'armes et ne vient-on pas
de le retrouver dans une allée du parc, semblant sourire aux anges,
et s'efforçant à poser sur son front une couronne de lauriers ? A
toutes fins utiles et avec le maximum de précautions, l'Electeur
pourvoit son neveu d'instructions minutieuses. L'impétueux enfant
s'élance, engage sa cavalerie avant le temps, grâce à quoi il rem-
porte une éclatante victoire qui décide du sort de la guerre. Mais
son acte de d'indicipline ne lui en vaut pas moins, dans cet empyrée
de la discipline, d'être traduit, par l'Electeur lui-même, en dépit
de ses répugnances paternelles, devant une cour martiale qui le
condamne à mort.
Première trouvaille de Kleist : son prince charmant possède
de telles ressources de confiance qu'il refuse d'abord de croire au
vrai de tout cela : il fallait, pense-t-il, cette concession à des
règlements surannés; mais son oncle lui fera grâce. Seul le visage
consterné, l'adjuration sévère de son ami Hohenzollern parviennent
à le détromper : il sera fusillé tout à l'heure, il va mourir. Passant
alors soudainement de l'insouciance la plus folle à la plus lâche
terreur, Frédéric supplie, sanglote, s'écroule aux genoux de sa mère,
se roule à terre, et Nathalie, spectatrice consternée de ce désespoir,
ne sait plus que se précipiter chez l'Electeur – autant, semble-t-il,
pour s'arracher au spectacle de cette lâcheté que pour sauver
celui qu'elle craint alors d'aimer moins ! Cette nuance, si délicatement
indiquée, ne suffirait-elle pas à dénoncer en Kleist un psychologue
profond ? Quoi qu'il en soit, Nathalie supplie l’Electeur, attendrit
le père, fléchit le soldat, lui arrache cette grâce si tragiquement
disputée... Et voici la seconde non moins géniale trouvaille du
poète : dans ce papier sauveur, que la jeune fille emporte avec
angoisse, l'Electeur a introduit cette réserve sublime, que Corneille
lui-même n'eût sans doute pas imaginée, tant elle pourra sembler
excessive ou même monstrueuse à quelques-uns: «Le Prince de
Hombourg pourra se considérer comme libre s'il se reconnaît vraiment
innocent de la faute qui lui a été imputée !...) Nouveau revirement
chez cet être tout d'excès : une zone d'ombre s'efface soudain de sa cons-
cience; il se juge, ne peut se reconnaître tout à fait innocent (et peut-être,
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