et jusque dans un cirque. Il a été joué devant des étudiants, des écoliers, des
métallos de banlieue. Il a été joué devant des spectateurs qui n'étaient pas allés
au théâtre depuis dix ans, d'autres qui n'y étaient jamais allés du tout; devant des
spectateurs qui n'avaient jamais lu Le Cid; devant des spectateurs qui ne contais-
saient même pas Corneille.
Les vieux théâtres
parisiens tenaient un livre de bord où un scribe anonyme
rédigeait, au jour le jour, leur a petite histoire ». Je ne sais si le T.N.P. obéit à cette
tradition. Il serait, en ce cas, mieux placé que quiconque pour nous raconter la
« petite histoire du Cid, ce roman vécu d'un chef-d'oeuvre rajeuni. Pour moi, qui
l'ai vu Le Cid de Vilar qu'une dizaine de fois, ici et là, je ne pourrais que
rapporter les petits faits vrais dont je me suis trouvé le témoin de hasard. Par
exemple, ce soir, à Clichy, où dans le public, au moment où Chimène réclame
la tête de Rodrigue, un petit garçon se leva, indigné, et lui cria : « Espèce de s... »
Au reste, ce ne sont là qu'anecdotes qui ne valent pas, dans ma mémoire, une
émotion toujours ressentie, toujours renouvelée. Emotion de redécouvrir Le Cid
au fond des banlieues, parmi tant d'hommes et de femmes aux mains lourdes, aux
visages creusés par les fatigues, aux yeux miraculeusement vivants. Emotion de
retrouver Le Cid dans la brume lyonnaise, au gré du hasard d'un horaire, entre
deux trains. Emotion de pousser la tenture d'un cirque entr'ouverte sur l'univers
cornélien... Et toujours le même public et cette humble preuve de son amour :
mieux que des bravos, l'extraordinaire qualité de ses silences.
Les interprètes du Cid ont sans doute d'autres souvenirs. Lorsqu'ils en parlent
entre eux, ils évoquent tel ou tel incident représentation, ou bien, par exemple,
l'accueil du public allemand, si différend du nôtre, silencieux et comme glacé pen-
dant toute la pièce, n'applaudissant aucune scène, aucune tirade, pas même le
récit de Rodrigue, et puis, à la fin, explosant littéralement se délivrant par
d'interminables ovations, d'interminables rappels. De toutes manières, je ne crois
pas qu'aucun d'eux ait joué le Cid sans que chaque soir, après la représentation,
dans la foule qui parfois assiège sa loge, il n'ait rencontré au moins un de ces
visages qui paient de toute peine et sont le salaire de tout effort : visage brillant
de joie paisible, ce visage de l'homme confronté avec une cuvre d'art.
et
Pourquoi Le Cid du T.N.P. a-t-il atteint la centième ? Pourquoi en doublera-t-il
triplera-t-il le cap ? Pourquoi le réclame-t-on dans toutes les villes de
France et
dans tous les pays étrangers des deux mondes ? Quelle ardeur obscure pousse des
sachant qu'il faudra revenir à pied chez soi, dans la nuit, le froid et la solitude
Pourquoi ai-je pu voir des gens qui ne se connaissaient pas, qui ne s'étaient
jamais vus, se parler, se tutoyer à la sortie du Cid ? Pourquoi, dans les coulisses
du Cid, toujours ces ombres qui rôdent, ces « resquilleurs fascinés qui se collent
aux fentes des portants jusqu'à ce qu'on les en chasse ? J'ai parlé de confrontation
avec une auvre d'art et je crois, sincèrement, que toute réponse est là. A une
époque où l'agora remplace la tragédie, où l'on ne réunit des foules que pour des
sermons, des discours ou des matchs de football, Vilar a gagné cette gageure :
rassembler des foules devant une cuvre d'art.
Il est heureux que Spira, Chaumette, Philipe, Négroni et leurs camarades aient
l'âge de leur rôle. Entre autres privilèges sur les comédiens de naguère qui
jouaient Chimène avec des fausses dents et Rodrigue avec des rhumatismes, ils
auront le temps de vieillir et de pouvoir dire, un jour : J'étais du Cid. Voilà une
prophétie que d'aucuns jugeront peut-être outrecuidante. Je gage que ceux-là
seront les mêmes qui, à l'aube du Cid de Vilar, ne pouvaient imaginer qu'on en
fêterait aujourd'hui la centième représentation à bureaux fermés, devant en
moyenne deux mille spectateurs dans la salle et cinq cents à la porte.
M.L.
CEuvres Dramatiques
T. N. P.! 1952 4
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