L'amitié d'un metteur en scène d'avant-garde et du plus célèbre
jeune premier de l'écran a donné la gloire à ces trois initiales
TNP
Roland Monod et Walter Carone vous racontent l'épopée du
Théâtre National
Populaire qui amène à Molière et à Shakespeare les foules du Vél' d'Hiv'
Tx soir où le Théâtre National Populaire jouait
Lorencaccio, on prit au hasard dix spectateurs
qui entraient au Palais de Chaillot et on leur
demanda de décliner leur identité.
U
Il y avait un professeur agrégé, un tourneur-ajus-
teur, une retraitée des P.T.T., un ouvrier verrier,
une comtesse, un journaliste, un libraire, un président
honoraire à la Cour des Comptes, une sténodactylo
et un ministre
Jamais aucun théâtre au monde n'avait réussi à
assembler un public aussi disparate et cependant le
Palais de Chaillot avait longtemps été considéré
comme la salle maudite de
Paris.
Lors de son inauguration, on invita Louis Jouvet
à la visiter. 11 demeura interdit face à ses proportions
gigantesques, à ses voûtes arides comme des hangars
de dirigeables. On l'interrogea. Il répondit :
Jolie machine à ruiner les directeurs !
Son premier échec : Dullin
Son premier succès : Dullin
Il se trompait. Quelques années plus tard, un homme
allait remplir le Palais de Chaillot jusqu'à ses
combles.
Et cet homme n'avait pas le visage illuminé des
manicurs de foules.
Jean Vilar a l'oeil sombre, la bouche austère, le
front obstiné
Alors qu'il était encore l'élève de Charles Dullin
le directeur de l'Atelier - il joua devant son
maitre le rôle de Perdican, le tendre amoureux de
On ne badine pas avec l'amour
Tassé dans un fauteuil, Dullin l'écouta en silence,
mais quand il eut fini, il murmura :
- Drôle de Perdican!
Chagriné sur le moment, Vilar aujourd'hui en
convient : Dullin avait raison. Il était un drôle de
Perdican, un Perdican rongé par les doutes et les
tourments métaphysiques,
Jean Vilar, homme de théâtre, il est vrai, est né
dans un décor de roman, de roman balzacien.
Dans le quartier du Marché, à Sète, son père était
corsetier.
Mais si ce terme évoque la moindre frivolité,
il ne doit pas être appliqué à Etienne Vilar, corsetier
sévère qui lisait la Bible.
Du matin jusqu'au soir, sa boutique ne désemplissait
pas. Malheureusement, ce n'était pas de jolies femmes
qui se pressaient entre la vitrine démodée et le comp-
toir rustique, mais des messieurs vêtus de noir, des
notables de la ville, ou même des politiciens, venus
demander conseil, parmi les gaines en soie rose un
peu déteintes, à M. Vilar, homme sage que l'on avait
baptisé « le conseiller des conseillers municipaux ».
Lorsque son fils Jean vint lui annoncer qu'il aban-
donnait Sète pour se rendre i Paris, M. Vilar ne
s'emporta pas. Il discuta. Il vanta les charmes et les
mérites de la province. Mais lorsqu'il s'aperçut que
ses discours étaient vains, il renonça. Il donna à Jean
un viatique, lui promit une maigre pension et lui
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procura, grâce à ses relations, une place de répétiteur
au collège Sainte-Barbe.
Vilar ne songeait pas encore au théâtre, et cepen-
dant il avait déjà fait ses débuts sur les planches
Une troupe d'amateurs avait joué Les Papillows, de
Rosemonde Gérard. Un acteur étant tombé malade,
Vilar l'avait remplacé et s'était fait remarquer, non
pas à cause de ses dons, mais à cause de son accent
du Midi.
Tout en surveillant d'un wil distrait une étude de
Sainte-Barbe, il commença donc à préparer une
licence és lettres.
Mais un dimanche, un de ces affreux dimanches
de provinciaux où Paris se met soudain à sentir
l'asphalte brülé, un camarade amena Jean à l'Atelier
Ce théâtre était, à l'époque, un des lieux de prédi-
lection de la jeunesse. Dans l'ombre de son poulailler
abrupt, les garçons et les filles de vingt ans venaient
applaudir Dullin et sa troupe jouant Aristophane ou
Shakespeare en des mises en scène destinées non pas
- comme c'est souvent le cas - à servir les ties
d'un seul acteur, mais à mettre en valeur les beautés
d'un texte
Vilar assista à une répétition et, amateur de pureté
et de rigueur - n'était-il pas de Sète, la ville natale
7473-AY75
Ci-dessus, la camionnette du T.N.P. De g. à dr.: 1"plan:
Maurice Coussonneau. Jean Deschamps, René Besson
régisseur, tenant le macaron du théâtre, 2 plan (assis):
Jean-Pierre Darras, Zanie Campan, Christiane Minazzoli,
Maurice Jarre, compositeur. Au fond : Jean Vilar, Jean-
Paul Moulinot. Daniel Sorano. A droite : en couleurs
Jean Vilar et Gérard Philipe dans sa loge. Au mur, la
maquette peinte par Gischia pour le costume de Richard II
que porte Philipe depuis que Vilar lui a cédé le rôle.
de Paul Valéry ? - il fut lui aussi conquis ct, des
le lendemain, il se faisait inscrire au cours de comédie
que Charles Dullin avait installé dans les coulisses
memes de son théâtre.
Malgré son enthousiasme, il n'y fut pas un elève
brillant. Et si en ce temps-là, on avait demandé à
ses camarades qui parmi eux deviendrait le directeur
du second theatre français, aucun sans doute n'aurait
prononcé le nom de Jean Vilar. Dullin il est vrai
avait coutume de dire que les vrais hommes de théâtre
ne sont jamais les vedettes des cours et des examens.
Un jour néanmoins Dullin demanda à Vilar de lui
préparer une scène d'Hamlet. Jean eut le pressentiment
que sa vie allait prendre un cours nouveau. C'était
vrai. Hamley ne levait pas encore lui procurer
réussite théâtrale, mais allait mettre un terme à sa
carrière universitaire.
la
Il donne une représentation.
Recette : quatre cents francs
REVENU à Sainte-Barbe. Vilar se plongea dans
l'étude du drame shakespearien. Malheureusement
les élèves qu'il avait à garder ne tarderent pas à décou-
vrir l'intérêt qu'il portait au prince de Danemark
Lachement, ils en profiterent. Un instant, ce fut un
vacarme assourdissant. Vilar n'entendait pas. Et le
surveillant général, lui, entendit. Il fit irruption dans
la classe. Un déluge de punitions s'abattit sur les
turbulents. Quant à Vilar on lui fit comprendre, dis-
crètement, qu'il devait renoncer à garder les enfants,
Shakespeare l'avait perdu, Ben Jonson le sauva.
Dullin jouait alors à l'Atelier Volpone et sur la scène
il avait fait bâtir un lit. Privé de ressources, chassé
de la mansarde ou il logeait, Vilar fut autorisé à
venir chaque soir, après la représentation, coucher
dans
ce lit.
C'était une couche en trompe-l'oeil, fort exigue.
Mais les souvenirs historiques palliaient l'inconfort.
Hélas ! au bout de quelques semaines, Volpone quitta
l'affiche. On démonta le lit elisabethain, et Vilar dut
se contenter d'un tas de gueuilles dans un cagibi sans
fenêtre.
A cette rude école, il apprit son métier. Dullin lui
confia un rôle, le second soldat dans Jules César, un
rôle quasi muet, mais en bonne compagnie. Le trois
sième soldat était Jean Marais.
Ses classes achevées, Vilar fit ensuite sa première
mise en scène. Il avait choisi le drame le plus sombre
du Suédois Strindberg La Danse de mort. On
lui avait prêté une salle, dans un hotel particulier de
la rue Vaneau, une rue déserte du faubourg Saint-
Germain. Point de frais de caissière non plus, le
Spectacle était gratuit.
A l'entracte, un acteur faisait une annonce et
demandait au public de bien vouloir verser une obole
dans une vasque
Le premier soir Vilar recueillit 400 francs. Le
second, 500 franes. Il n'y eut jamais de troisième
soir. La Société des Auteurs interdit le spectacle. Un
(Swite page 47.)