SPECTACLES D'UN TEMPS
modifiait la donnée historique qu'en un point, mais essentiel : elle
ajoutait à la troupe de ces martyres, dont l'histoire n'a relevé d'ailleurs,
je crois, que peu de propos et moins encore de gestes, un personnage :
mais combien significatif ! Celui de cette jeune aristocrate, du plus
noble sang, Blanche de la Force, qui, vaincue par l'effroi, tente de
se soustraire par la fuite et par une disparition prolongée au sort de
ses compagnes, tout en finissant sous l'emprise de son remords, par les
rejoindre sur l'échafaud.
Quel hasard voulut qu'un religieux dominicain, le R.P. Bruck-
berger, (conseillé par un spécialiste du cinéma demeuré capable, dans
ce difficile métier, de préférences non mercantiles), se saisît de cette
nouvelle pour en tirer un scénario ?. Au vrai, le P. Bruckberger n'était
par un débutant. Il s'était essayé déjà, non sans bonheur, dans les
Anges du Péché; non plus sans aventure ni contestation. Surpris
peut-être par l'insolite dimension de l'entreprise où il s'engageait,
comprit-il probablement la nécessité, pour les dialogues de son film,
d'un accent hors de pair autant que d'une illustre garantie. Depuis
longtemps lié d'amitié avec Georges Bernanos, quel autre eût-il pu
rencontrer, plus surnaturellement préparé à imaginer ces entretiens
sublimes ? La mort déjà faisait son oeuvre en ce prédestiné. C'est
dans les dernières semaines de son séjour en Tunisie, entre le mois
de janvier et le mois de mars 1947, que Bernanos trouva cependant
les forces nécessaires pour tirer de son coeur, qui déjà s'épuisait,
ces paroles comme inentendues, où il ne faisait guère que traduire ses
propres affres, qu'il eut certainement tues sans ce concours de
circonstances exceptionnelles. Ne s'identifiait-il pas ainsi à ces saintes
victimes, et surtout à celle qu'il aimait de prédilection, parce qu'il
la recréait, après Mme Le Fort, avec la substance même de son âme?
Celle-là, trop frêle pour la vie et trop frêle pour la mort, ne la
reconnaissait-il pas entre toutes pour sa soeur, lui, ce puissant, cet
athlète ? Car il était bien, comme elle, fils de la Peur : cette grande
Peur panique, congénitale aux trop clairvoyants, qu'il avait dû vaincre
chaque jour depuis son enfance et qui l'avait lentement forgé I...
Il avait toujours su distinguer, sans doute, parmi les gens dont on
dit trop facilement qu'« ils n'ont peur de rien », ceux qui ne doivent
cette impavidité qu'à leur manque d'imagination, leur courte vue
ou leur sottise, de ceux, pareils à lui, pour lesquels elle n'est que le
masque de leur courage; et il savait que ceux-là ont sondé d'un oeil
trop lucide le gouffre où se débat une humanité misérable, ou leur
propre abîme intérieur, et qu'ils auraient peur de tout s'ils ne s'étaient
domptés, ou laissé dompter par la Grâce. C'est en ce point que
l'athlète Bernanos rejoignait sa faible soeur Blanche, et la recon-
naissait pour sienne...