Mark Rothko, une des figures centrales de l'École de New York, est surtout connu pour la maturité de son langage, qu'on put voir exprimé pour la première fois dans ses peintures de 1949, de grandes compositions formées de zones rectangulaires et vacillantes aux couleurs lumineuses. Rothko refusait catégoriquement que ses œuvres soient interprétées en des termes esthétiques, purement formels, en insistant qu'il n'était pas intéressé par le rapport avec la couleur, la forme ou quoi que ce soit. Il utilisait plutôt des supports abstraits pour exprimer « des émotions humaines élémentaires comme la tragédie, l'extase, le destin funeste, etc. » en essayant à tout prix de créer un art d'une intensité écrasante pour un monde séculier. Les spectateurs qui s'effondraient et pleuraient devant ses œuvres expérimentaient, comme le disait l'artiste, « la même expérience religieuse que je ressentais moi-même lorsque je les peignais »1.
L'œuvre Sans titre du Musée Guggenheim Bilbao fut placée dans un endroit bien en vue lors d'une exposition célébrée en 1954 à l'Art Institute of Chicago, la première exposition individuelle de l'œuvre mûre de Rothko dans un musée américain de prestige. L'exposition consistait en huit peintures soigneusement réparties dans une galerie relativement compacte et basse de plafond. Sans titre, qui pendait librement du plafond près de l'entrée, dominait l'espace et accueillait les visiteurs de front, sans possibilité de se réfugier dans la distance2. Le format était un aspect primordial pour Rothko. Comme il l'expliqua lors d'un symposium en 1951, il ne peignait pas à grande échelle pour créer quelque chose de « grandiose ni de pompeux » mais « précisément parce que je veux être intime et humain. Peindre un petit tableau revient à me situer hors de la propre expérience, comme si j'observais une expérience depuis un projecteur de diapos ou à travers une lentille réductrice. Quelle que soit la manière dont il peint, l'artiste se trouve à l'intérieur du grand tableau. C'est quelque chose que l'artiste ne peut pas maîtriser »3.
À la fin des années 1950 et dans les années 1960, Rothko reçut des commandes pour créer divers ensembles muraux destinés à des espaces intérieurs concrets : le restaurant Four Seasons dans l'Édifice Seagram de New York (dont plusieurs furent légués à la Tate de Londres pour sa « Salle Rothko »), le Holyoke Center de l'Université de Harvard et ce qui fut connu par la suite comme la Chapelle Rothko de Houston. Bien que Sans titre soit une œuvre autonome et n'ait pas été conçue pour un emplacement concret, cette pièce de dimensions monumentales, une des deux peintures de cette époque et de ces dimensions, peut être considérée comme l'un des premiers véritables tableaux muraux de Rothko. Son horizontalité en fait une peinture quelque peu inhabituelle chez Rothko, qui préférait le format vertical. Plus tard, il créa d'autres œuvres isolées en format horizontal mais leur expansion latérale n'était pas aussi extrême. Ici, si le spectateur se place relativement près, comme le veut l'artiste, ce format s'étend au-delà de son champ de vision latéral, de telle sorte que la peinture semble s'étendre et dépasser ses propres limites.