Comment
se représentait-on l’homme de la préhistoire au XIXème siècle ?
Les hommes de la préhistoire sont connus de longue date. Ainsi, « l’homme de Cro Magnon » est identifié dès 1868 (Louis Lartet, Dordogne). La première découverte de l’homme de Néanderthal est même antérieure (1829, Belgique). En 1856, dans la vallée de Neander (Allemagne) sont trouvés des ossements dans une petite grotte. Tous ces fossiles sont attribués à des "hommes sauvages".
Des interrogations
dès la découverte de l’art pariétal paléolithique
L’art pariétal paléolithique est identifié peu après ces premières découvertes paléoanthropologiques (1875 à Altamira en Espagne et 1879 dans la vallée de l’Ardèche au sein de la grotte Chabot). Depuis, plusieurs hypothèses expliquant les motivations de nos ancêtres ont été avancées.
L’art
pour l’art
Cette hypothèse avance que les hommes de la préhistoire peignaient, dessinaient, gravaient ou encore sculptaient pour des raisons strictement esthétiques afin de figurer le beau. Toutefois, toutes les figures pariétales, durant les 30.000 ans qu’a duré cette pratique en Europe, n’ont pas la même qualité esthétique.
Galerie des Mégacéros (grotte Chauvet, Ardèche) par J. ClottesLa grotte Chauvet - Patrimoine mondial de l'UNESCO
D’autre part, la majorité des représentations pariétales retrouvées se situent dans des grottes (celles ayant pu exister en extérieur ont pu être détruites). Alors, pourquoi figurer « le beau » s’il s’agit de ne pas le partager en le masquant dans l'obscurité de cavités profondes?
Rousseau (1755), "Discours sur l'inégalité" et l'invention du mythe du bon sauvage. (1755/1755), J.-J. rousseau (1712-1778)La grotte Chauvet - Patrimoine mondial de l'UNESCO
Cette hypothèse de l’art pour l’art est inspirée du mythe du « bon sauvage » rousseauiste. Elle était aussi utilisée pour véhiculer des idées anticléricales.
Le totémisme
Cette hypothèse avance que chaque clan ou groupe humain est représenté par un animal symbolique, son totem, un être possiblement vénéré pour la protection qu’il apporte et l'héritage ancestral qu'il incarne.
Bison des steppes rouge de la grotte d'Altamira (Espagne) (2003/2003), J. ClottesLa grotte Chauvet - Patrimoine mondial de l'UNESCO
Si cette hypothèse était applicable universellement, nous verrions des disparités en Europe. Or, l’art pariétal paléolithique européen montre une certaine homogénéité symbolique avec une rémanence des mêmes espèces animales représentées. En effet, peu nombreuses sont les espèces animales partagées et reproduites pendant plusieurs milliers d’années dans des aires géographiques très diverses. Rennes, bisons et chevaux sont des animaux très souvent figurés.
Bison de steppes flêché de la Grotte de Niaux (France) (1990/1990), Jean ClottesLa grotte Chauvet - Patrimoine mondial de l'UNESCO
Enfin, des animaux sont représentés transpercés de flèches, symbolisation peu conciliable avec l’adoration qui devait leur être portée si ces effigies étaient bel et bien adorées par nos ancêtres.
La chasse magique
L’Abbé Breuil (1877-1961) et Henri Begouën (1863-1956) reprennent l’hypothèse de la "magie sympathique" suggérant que les hommes de la préhistoire influençaient le résultat de leur chasse en la dessinant dans les grottes.
L'Abbé Breuil dans la grotte de Lascaux face au panneau de la Licorne. (1940/1940)La grotte Chauvet - Patrimoine mondial de l'UNESCO
Pour l’Abbé Breuil, il était plus acceptable d’évoquer une pratique magique plutôt qu’une spiritualité qui aurait pu faire glisser la discussion vers des questions religieuses.
Extrait du panneau des "chevaux chinois" (Lascaux) (1990/1990), Ministère de la Culture et de la CommunicationLa grotte Chauvet - Patrimoine mondial de l'UNESCO
Toutefois, la corrélation entre les espèces animales fléchées et les fouilles archéologiques est faible. Les représentations de ces animaux symbolisées avec des flèches les transperçant, outre d’être peu nombreuses dans tout l’art pariétal européen, correspondent peu aux restes archéologiques retrouvés. L’hypothèse de la magie sympathique est délaissée.
Le structuralisme
André Leroi-Gourhan (1911-1896) propose une approche statistique de l'art pariétal. Il espère mettre en évidence une structure au sein d'une grotte ornée. Il propose une approche spatiale au sein des grottes ornées constituée de figures symboliques centrales et marginales. Le plus important selon Leroi-Gourhan résiderait dans la dualité mâle/femelle notamment incarnée par l’association aurochs-bisons d’un côté et les chevaux de l’autre.
Disposition idéale d’un sanctuaire paléolithique d’après André Leroi-Gourhan. (1965/1965), A. Leroi-GourhanLa grotte Chauvet - Patrimoine mondial de l'UNESCO
Cette approche statistique n’a jamais pu être démontrée scientifiquement en dépit du poids qu’elle prit dans les enseignements universitaires.
Le chamanisme
Selon Jean Clottes et David Lewis-Williams, qui décident de reposer l’hypothèse chamanique avancée par l'historien roumain Mircea Eliade (1907-1986), les figures dessinées dans les grottes seraient les représentations de visions procurées durant un état assimilé à une transe ou proche de la transe.
Shamane yakoute (1983/1983)La grotte Chauvet - Patrimoine mondial de l'UNESCO
Cette hypothèse s’appuie notamment sur des observations ethnologiques réalisées auprès ds groupes de chasseurs-collecteurs contemporains. Elle repose également sur la perception de signes entoptiques (points, traits, grilles, etc…) dont la source est l’œil lui-même. Ces phénomènes optiques peuvent être provoqués par l’inhalation de produits ou substances contenus dans les matières ayant servi à réaliser des figures pariétales (charbon de bois, ocres). Ces signes entoptiques sont aussi parfois spontanés (effet de points volants, par exemple) lors de migraines.
Diversité des signes tectiformes (2013/2013), Alain RoussotLa grotte Chauvet - Patrimoine mondial de l'UNESCO
Bien que mal reçue, cette hypothèse ne ne se veut pas être une explication globale et exclusive mais propose un cadre explicatif. De nombreux témoignages de spéléologues attestent du caractère hallucinogène des grottes, où le froid, l'humidité, l'obscurité et l'absence de repères sensoriels facilitent les hallucinations optiques et auditives. Les grottes pouvaient donc avoir un double rôle, aux aspects fondamentalement liés : faciliter les visions hallucinatoires et entrer en contact avec les esprits à travers la paroi.
Danse tchouka dans la tente d'un chef (1868/1868), Lanoye, F. de (Ferdinand), 1810-1870La grotte Chauvet - Patrimoine mondial de l'UNESCO
Jean Clottes précise son hypothèse (2004) : « Des peintures réalisées au milieu d'une grande salle auront sans doute un sens assez différent de celles que l'on trouve au fond d'un diverticule étroit où une seule personne pouvait se glisser. Les secondes peuvent être mises en relation […] soit avec les recherches de visions, soit avec la volonté d'aller le plus loin possible au fond de la terre. Les peintures spectaculaires présentes dans de vastes espaces pouvaient, en revanche, avoir un rôle didactique et pédagogique, et être le support de cérémonies et de rites. »
L'absence de mots
Selon Philippe Descola, anthropologue (Collège de France), pour exprimer des pensées complexes les hommes de la Grotte Chauvet auraient été plus à l’aise en utilisant l’image aux dépens des mots. En avançant cette idée, on peut effectivement imaginer que ces hommes n’étaient pas en capacité de nommer des objets qu'ils auraient donc dessinés. Peut-être pouvons-nous également imaginer l’existence de tabous qu’il était indispensable de figurer par le dessin sans toutefois, là aussi, les nommer.
L'art préhistorique (2013/2013), SMERGC / MQBLa grotte Chauvet - Patrimoine mondial de l'UNESCO
Depuis la mise en évidence, à l'orée du XXe siècle, d'un art préhistorique sur les parois des grottes et des abris, divers courants d'idées ont marqué les recherches et les hypothèses pour mieux comprendre l'art paléolithique.
Le
témoignage de la grotte Chauvet
L’art pariétal de la grotte Chauvet propose la même typologie de signes que ceux observés dans les autres cavités ornées européennes: des représentations animales, géométriques et des anthropomorphiques (mains négatives et positives, bas de corps et de pubis féminins). Ces dernières étant les moins nombreuses.
Salle du fond - Volet central de la Fresque des Félins (2018-08-02/2018-08-02), L. Guichard/Perazio/SmergcLa grotte Chauvet - Patrimoine mondial de l'UNESCO
Le bestiaire de la grotte Chauvet se démarque par l’abondance d’animaux situés au sommet de la chaîne alimentaire: félins (les plus nombreux), mammouths et rhinocéros laineux, des animaux pas ou peu chassés par les hommes, sauf par opportunisme.
Crâne d'ours sur rocher (grotte Chauvet) (2006/2006), L. GuichardLa grotte Chauvet - Patrimoine mondial de l'UNESCO
Pour Jean Clottes, la grotte Chauvet est un espace favorisant le contact entre le monde réel et celui des esprits. Il suppose même le rôle de médiateur joué par l’ours des cavernes. En effet, la grotte Chauvet est un espace souterrain fortement fréquenté par cet animal. Or, autour de la grotte Chauvet, nombreuses sont les cavités tout aussi vastes et accessibles. Mais aucune d’elles n’a été choisie par les hommes du Paléolithique. Seule la grotte Chauvet, abondamment fréquentée par les ours des cavernes a été investie et ornée par l’homme.
Panneau des Chevaux (grotte Chauvet) (2006/2006), L. GuichardLa grotte Chauvet - Patrimoine mondial de l'UNESCO
En conclusion, il n’existe pas encore de Pierre de Rosette pour traduire l’art pariétal. L’art des cavernes est un mode de représentation symbolique de codes produits par la pensée humaine paléolithique. Même si cela ne peut constituer une conclusion définitive, on peut dire que l’art pariétal symbolise la fusion des mondes humains et animaux paléolithiques alors qu’aujourd’hui nous percevons ces deux entités comme dissociées l’une de l’autre, dans une dualité complète. Dans l'art pariétal, l’homme est probablement symboliquement suggéré et présent dans les représentations animales.
Le Syndicat mixte de l'Espace de restitution de la grotte Chauvet (SMERGC) remercie la Ministère de la Culture et de la communication. Cette exposition a été créée dans le cadre d'une convention liant ces deux partenaires pour la valorisation de la grotte Chauvet et de son contexte géographique et historique.
Le SMERGC est concepteur/réalisateur et propriétaire du site La Grotte Chauvet 2 (anciennement Caverne du Pont d'Arc) et a constitué et défendu le dossier de candidature de la grotte Chauvet sur la Liste du Patrimoine mondial de l'UNESCO.
http://lacavernedupontdarc.org/
https://www.facebook.com/lagrottechauvet2/
Le SMERGC remercie également l'Institut Art & Culture de Google, notamment Valérie Pivan et Sixtine Fabre.