Michel de Montaigne, Michel Eyquem, seigneur de Montaigne, né le 28 février 1533 et mort le 13 septembre 1592 à Saint-Michel-de-Montaigne (Dordogne), est un philosophe et moraliste de la Renaissance. Il a pris une part active à la vie politique, comme maire de Bordeaux et comme négociateur entre les partis, alors en guerre dans le royaume de France. C'était un ami personnel d'Henri de Navarre, le futur Henri IV.
Les Essais (1572-1592) ont nourri la réflexion des plus grands auteurs en France et en Europe, de Shakespeare à Pascal et Descartes, de Nietzsche et Proust à Heidegger.
Né dans la maison forte de Montaigne à proximité de la vallée de la Dordogne, son père le met en nourrice dans un hameau voisin du nom de Papassus.
"“Le bon père que Dieu me donna m’envoya dès le berceau, pour que j’y fusse élevé, dans un pauvre village de ceux qui dépendaient de lui et m’y maintint aussi longtemps que j’y fus en nourrice et encore au-delà, m’habituant à la plus humble et à la plus ordinaire façon de vivre.”"
De retour de chez sa nourrice, un précepteur allemand lui apprend le latin. Son père impose à toute la maisonnée de ne parler que cette langue en présence de l’enfant.
De 7 à 13 ans il est interne au collège de Guyenne à Bordeaux puis étudie à la faculté de droit à Toulouse afin de faire carrière dans la magistrature, selon le souhait paternel.
En octobre 1557, à 24 ans, Michel entre au parlement de Bordeaux et un an plus tard, il rencontre Etienne de la Boétie, de trois ans son aîné, périgourdin comme lui. Les deux magistrats se connaissent de réputation.
Montaigne a lu le Discours de la servitude volontaire, rédigé par La Boétie vers 19 ans, un essai appelant les peuples et les sujets à s’émanciper de leurs maîtres, dans lequel il écrit: « Soyez résolus à ne plus servir, et vous voilà libres ».
Il en résulte une relation d'amitié de cinq années, jusqu’à la mort de La Boétie, à l’âge de 32 ans. « Si on me presse de dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne se peut exprimer qu’en répondant “Parce que c’était lui, parce que c’était moi”.
Avant de devenir écrivain, Montaigne est d’abord un lecteur. Sa «librairie», installée das la tour dans laquelle il s'est retiré, longuement décrite dans Les Essais, comporte un millier d’ouvrages, quantité exceptionnelle pour l’époque. Une partie provient de l’héritage de La Boétie.
Sur les solives du plafond de la librairie, il fait peindre des maximes empruntées aux Saintes Ecritures et aux philosophes de l’Antiquité. 39 citations en latin et 32 en grec sont encore visibles aujourd’hui.
"" L’an du Christ 1571, à trente-huit ans, la veille des calendes de mars, anniversaire de sa naissance, Michel de Montaigne, dégoûté depuis longtemps déjà de l’esclavage du Parlement et des charges publiques, s’est retiré,"
"encore en possession de ses forces, dans le sein des doctes vierges (Les Muses) où, dans le calme et la sécurité, il passera le peu de temps qui lui reste d’une vie déjà en grande partie révolue."
"Espérant que le destin lui accordera de parfaire cette habitation, douce retraite ancestrale, il l’a consacrée à sa liberté, à sa tranquillité et à ses loisirs. ""
"Les Essais
« J’écris ce livre pour peu de gens et pour peu d’années »"
Au bout d’un an, en 1572, Montaigne, alors âgé de 39 ans, débute la rédaction des Essais, en hommage à Etienne de la Boétie disparu neuf ans plus tôt. Le défi qu’il s’impose est matérialisé par l’inscription latine peinte sur le mur au dessus de la frise de la bibliothèque: « privé de l’ami le plus tendre, le plus cher et le plus intime, du compagnon le meilleur, le plus savant, le plus agréable et le plus parfait qu’est vu notre siècle a voué à cette mémoire tout ce savant appareil d’étude qui fait ses délices ».
Extrait : Chapitre 44, Du Dormir
La raison nous ordonne bien d’aller tousjours mesme chemin, mais non toutesfois mesme train ; et ores que le sage ne doive donner aux passions humaines de se fourvoier de la droicte carriere, il peut bien, sans interest de son devoir, leur quitter aussi, d’en haster ou retarder son pas, et ne se planter comme un Colosse immobile et impassible.
Quand la vertu mesme seroit incarnée, je croy que le poux lui battroit plus fort, allant à l’assaut, qu’allant disner : voire il est necessaire qu’elle s’eschauffe et s’esmeuve. A cette cause, j’ay remarqué, pour chose rare, de voir quelquefois les grands personnages, aux plus hautes entreprinses et importans affaires, se tenir si entiers en leur assiette, que de n’en accourcir pas seulement leur sommeil.
Alexandre le grand, le jour assigné à cette furieuse bataille contre Darius, dormit si profondement et si haute matinée, que Parmenion fut contraint d’entrer en sa chambre, et, approchant de son lit, l’appeller deux ou trois fois par son nom pour l’esveiller, le temps d’aller au combat le pressant. L’Empereur Othon, ayant resolu de se tuer, cette mesme nuit, apres avoir mis ordre à ses affaires domestiques, partagé son argent à ses serviteurs et affilé le tranchant d’une espée dequoy il se vouloit donner, n’attendant plus qu’à sçavoir si chacun de ses amis s’estoit retiré en seureté, se print si profondement à dormir, que ses valets de chambre l’entendoient ronfler. La mort de cet Empereur a beaucoup de choses pareilles à celle du grand Caton, et mesmes cecy : car Caton estant prest à se deffaire, cependant qu’il attendoit qu’on luy rapportast nouvelles si les senateurs qu’il faisoit retirer, s’estoient eslargis du port d’Utique, se mit si fort à dormir, qu’on l’oyoit souffler de la chambre voisine : et, celuy qu’il avoit envoyé vers le port, l’ayant esveillé pour luy dire que la tourmente empeschoit les senateurs de faire voile à leur aise, il y en renvoya encore un autre, et, se r’enfonçant dans le lict, se remit encore à sommeiller jusques à ce que ce dernier l’asseura de leur partement.
Encore avons nous dequoy le comparer au faict d’Alexandre, en ce grand et dangereux orage qui le menassoit par la sedition du Tribun Metellus voulant publier le decret du rappel de Pompeius dans la ville avecques son armée, lors de l’emotion de Catilina ; auquel decret Caton seul insistoit, et en avoient eu Metellus et luy de grosses paroles et grands menasses au Senat : mais, c’estoit au lendemain, en la place, qu’il failloit venir à l’execution, où Metellus, outre la faveur du peuple et de Caesar conspirant lors aux advantages de Pompeius, se devoit trouver, accompagné de force esclaves estrangiers et escrimeurs à outrance, et Caton fortifié de sa seule constance : de sorte que ses parens, ses domestiques et beaucoup de gens de bien en estoyent en grand soucy ; et en y eut qui passerent la nuict ensemble sans vouloir reposer, ny boire, ny manger, pour le dangier qu’ils luy voioyent preparé ; mesme sa femme et ses sœurs ne faisoyent que pleurer et se tourmenter en sa maison, là où luy au contraire reconfortoit tout le monde ; et, apres avoir souppé comme de coustume, s’en alla coucher et dormir de fort profond sommeil jusques au matin, que l’un de ses compagnons au Tribunat le vint esveiller pour aller à l’escarmouche.
La connoissance que nous avons de la grandeur de courage de cet homme par le reste de sa vie, nous peut faire juger en toute seureté que cecy luy partoit d’une ame si loing eslevée au dessus de tels accidents, qu’il n’en daignoit entrer en cervelle, non plus que d’accidens ordinaires. En la bataille navale que Augustus gaigna contre Sextus Pompeius en Sicile, sur le point d’aller au combat, il se trouva pressé d’un si profond sommeil qu’il fausit que ses amis l’esveillassent pour donner le signe de la bataille. Cela donna occasion à Marcus Antonius de luy reprocher depuis, qu’il n’avoit pas eu le cœur seulement de regarder, les yeux ouverts, l’ordonnance de son armée, et de n’avoir osé se presenter aux soldats jusques à ce qu’Agrippa luy vint annoncer la nouvelle de la victoire qu’il avoit eu sur ses ennemis. Mais quant au jeune Marius, qui fit encore pis (car le jour de sa derniere journée contre Sylla, apres avoir ordonné son armée et donné le mot et signe de la bataille, il se coucha dessoubs un arbre à l’ombre pour se reposer, et s’endormit si serré qu’à peine se peut-il esveiller de la route et fuitte de ses gens, n’ayant rien veu du combat), ils disent que ce fut pour estre si extremement aggravé de travail et de faute de dormir que nature n’en pouvoit plus.
Et, à ce propos, les medecins adviseront si le dormir est si necessaire, que nostre vie en dépende : car nous trouvons bien qu’on fit mourir le Roy Perseus de Macedoine prisonnier à Rome, luy empeschant le sommeil ; mais Pline en allegue qui ont vescu long temps sans dormir. Chez Herodote, il y a des nations ausquelles les hommes dorment et veillent par demy années.
Et ceux qui escrivent la vie du sage Epimenides, disent qu’il dormit cinquante sept ans de suite.
Dans sa préface de l’édition en Folio Poche des Essais de 1962, Pierre Michel conclut de façon lumineuse :
« Les Essais, peinture de son «moi» profond, sont devenus le symbole de la civilisation, le bréviaire des honnêtes gens de tous pays. Non seulement ils sont lus et commentés dans toute l’Europe, mais dans les Amériques et en Asie: au lendemain de la deuxième guerre mondiale, une édition des Essais à dix mille exemplaires s’enleva, en un an, au Japon. Non, les Essais n’ont pas été écrits «à peu d’hommes et à peu d’années», mais pour l’éternité et l’universalité de ceux qui croient encore dans la dignité humaine»
Montaigne ne recherche ni la notoriété de son vivant, encore moins la renommée après sa mort et il entretient avec son lecteur un lien familier.
De son vivant, il y aura 5 éditions de ce livre « en mouvement », sans cesse retouché, annoté, raboté de sa main.
A 40 ans, en 1574, deux ans après la Saint-Barthélemy, Montaigne combat en Poitou dans l’armée du roi, contre les huguenots de guerre.
7 ans plus tard, le 26 novembre 1580, le frère du roi Henri III et Henri de Navarre concluent la Paix du Fleix ou Paix des Amoureux mettant un terme à la 7° guerre de religion.
Ce traité est signé au château du Fleix à côté de Sainte Foy.
A 47 ans, après la première édition des Essais au printemps, iI quitte sa demeure en juin, et se rend à la cour du roi Henri III. Puis accompagné par 4 gentilshommes, Montaigne prend la route vers les villes d’eaux d ’Italie afin de soigner sa gravelle. La troupe traverse l’Allemagne et la Suisse. Pour Montaigne à qui le remuement, de préférence à cheval, est indispensable, ce périple est une évasion ; il quitte posément sa famille, ses affaires et surtout les atrocités des guerres civiles que nous appelons guerre de religion.
« Faire des voyages me semble un exercice profitable. L’esprit y a une activité continuelle pour remarquer les choses inconnues et nouvelles, et je ne connais pas de meilleure école pour former la vie que de mettre sans cesse devant nos yeux la diversité de tant d’autres vies, opinions et usages. »
Les détails de cette équipée nous sont connus par un journal de voyage coécrit avec un secrétaire. Ce manuscrit est retrouvé par hasard en 1770 deux siècles après la mort de Montaigne, dans un coffre de son château.
Le « Journal de voyage » est une description d’humeurs suivis de comptes-rendus médicaux, de rencontres et de lieux visités, des cités que Montaigne aimait à comparer avec les villes de sa région : Sainte Foy, Coutras, Castillon, Libourne…
17 mois après son départ, élu maire de Bordeaux, Montaigne, à regret, prend le chemin du retour sur ordre du roi, Henri III.
Deux ans plus tard, Montaigne qui a 50 ans , est réélu à la tête de la ville le 1er août 1583.
Très estimé en Guyenne comme à la cour avant l’entrée en scène de La Ligue en 1585, Montaigne jouit de la confiance des modérés soucieux d’instaurer une paix civile.
Depuis plusieurs mois, la Cour d’Henri de Navarre séjourne à Sainte Foy. Ville que l’on n’appelle pas encore la Grande mais que l’on surnomme déjà la petite Genève du Sud-ouest.
Le 19 décembre 1584, Henri de Navarre, chef des protestants, rend visite à son voisin Montaigne, catholique isolé en terre huguenote. Il quitte la bastide après une assemblée avec les pasteurs, dîne au château de Gurson chez le comte de Foix.
Une quarantaine de gentilshommes avec leur suite s’invite au château. Plus d’une centaine de bouches à nourrir. On y chasse le cerf, on boit le vin du domaine, on mange en toute amitié, Henri de Navarre refusant même que l’on goûte à son plat.
1585, les effets conjugués de la peste et des conflits religieux toujours plus violents laissent le Périgord exsangue. Montaigne erre sur les chemins avec sa famille. Rentrant à Saint Michel , il trouve son domaine pillé, les villages en partie ruinés. Sa demeure tel un sanctuaire est intact. Montaigne se remet à écrire.
En 1588, il publie le tome III des Essais à Paris, puis accompagne le Roi à Chartres et à Rouen après le soulèvement de Paris en mai 1588.
De retour dans la capitale, il est embastillé puis libéré le jour même sur intervention de la reine-mère Catherine de Médicis, et du duc de Guise, chef de la Ligue.
A la mort d’Henri III, le Béarnais, successeur légitime, devient roi de France sous le nom d’Henri IV. Montaigne âgé de 56 ans est rentré dans son château du Périgord, début 89, qu’il ne quittera plus. Il décline l’invitation de devenir conseiller du roi.
Des 4 années qu’il lui reste à vivre, Montaigne les emploie à peaufiner son livre et à philosopher, sans doute comme Cicéron, pour mieux apprendre à mourir. Montaigne meurt dans son château le 13 septembre 1592, à 59 ans.
"“ La mort est bien le bout, non pas le but de la vie ; la vie doit être pour elle-même son but, son dessein.”"
Musée virtuel de la pensée—Marc Sahraoui, Pascal Rey
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