La philosophie du dernier projet d'Osamu Tezuka créé par une IA

Que se passe-t-il lorsque le génie d'Osamu Tezuka et une IA de pointe collaborent sur un manga ?

TEZUKA 2020 Project "Paidon Part 1", "Morning" Magazine No. 13, February 27, 2020, Kodansha © "TEZUKA 2020" ProjectSource d'origine : ©「TEZUKA 2020」プロジェクト

Cette année a été marquée par la naissance d'un projet révolutionnaire dans lequel une équipe de data scientists, en collaboration avec une société de production de mangas, a tenté de créer une nouvelle œuvre inspirée des mangas du légendaire Osamu Tezuka. Comment ont-ils accompli cette prouesse technologique et créative ? Découvrons les obstacles auxquels ils ont été confrontés, les tentatives effectuées et le résultat final.

 En quête d'une nouvelle technique de création 

Un personnage de manga au style rétro fait la couverture du magazine "Morning" du 27 février 2020. L'auteur de ce manga intitulé "Paidon" n'est vraisemblablement pas une personne, mais un projet : "TEZUKA 2020". L'œuvre publiée dans le magazine est, en réalité, le résultat d'un processus créatif révolutionnaire, fruit de la collaboration entre des ingénieurs et un système d'intelligence artificielle programmé avec les œuvres d'Osamu Tezuka (1928-1989). Cette figure illustre du manga, souvent présenté comme le "dieu" de cet art, abordait régulièrement le thème des technologies futures pour poser des questions fondamentales sur l'humanité. Aujourd'hui, ces technologies tentent de redonner vie à Osamu Tezuka lui-même. Une question essentielle et sans réponse planait sur le processus : dans quelle mesure un ordinateur parviendrait-il à recréer l'œuvre d'un artiste donné ?

Reception Desk at Quioxia CorporationSource d'origine : キオクシア 株式会社

Le choix évident d'Osamu Tezuka

Cette histoire commence par une idée de Kioxia, un fabricant de produits de stockage et de semiconducteurs. Cette société s'est donné pour objectif de rendre le monde plus intéressant grâce à la mémoire. "Quand on a eu l'idée de faire un manga avec une IA, le choix d'Osamu Tezuka s'est imposé à l'unanimité", explique Ryohei Orihara, principal chargé de recherche du centre des innovations des processus numériques de Kioxia. "À vrai dire, beaucoup d'entre nous ont eu envie de devenir ingénieurs après avoir lu 'Astro, le petit robot' (Kobunsha, 1952). Pour moi, le choix s'est imposé comme une évidence."

Makoto Tezuka, director and visualist of Tezuka Productions, Inc.Tezuka Osamu

Deux mots-clés : la curiosité et le respect

Makoto Tezuka, fils aîné d'Osamu Tezuka et responsable de Tezuka Productions, a été l'un des acteurs clés du projet. Lorsque Kioxia lui a fait part de son idée, loin de considérer le risque d'échec du projet comme un frein, Makoto Tezuka y a vu une raison d'y participer. "Pour moi, les mangas sont un pur produit de notre imagination. Il me semblait donc difficile de les recréer avec une technologie d'IA uniquement, a fortiori dans un temps limité. Mais, d'un autre côté, ma curiosité pour certains aspects inconnus du projet et le grand respect démontré par les ingénieurs pour mon père m'ont convaincu de participer."

"Paidon" production meetingSource d'origine : ©「TEZUKA 2020」プロジェクト

Un mélange d'IA et de créativité humaine 

Un mois environ avant le lancement officiel du projet, les différentes parties ont discuté et décidé qu'il serait impossible d'un point de vue technique de créer un manga en n'utilisant qu'une IA, sans intervention humaine. L'objectif du projet a alors été revu : l'IA servirait finalement d'"outil pour augmenter la créativité humaine". L'équipe a donc provisoirement réparti les tâches de façon à ce que la conception des personnages et de l'intrigue soit l'œuvre de l'IA et que la composition des cases et l'évaluation du résultat soient confiées à des humains. La progression serait étudiée tout au long du projet et, étant donné le côté inédit de celui-ci, le plan resterait flexible.

Character ideas generated by an AISource d'origine : ©2020 NVIDIA Corporation

Des obstacles inattendus 

En se remémorant le processus création des personnages pris en charge par l'IA, Ryohei Orihara esquisse un sourire de regret. "Au départ, j'étais optimiste", se souvient-il en évoquant la période où l'équipe rassemblait et ajoutait au système des images de visages tirées principalement des œuvres d'Osamu Tezuka datant des années 1970. Toutefois, les premiers résultats se sont révélés décevants : aucune des images créées par l'IA ne ressemblait à un visage. En conséquence, Ryohei Orihara a eu recours à différentes méthodes afin d'augmenter la quantité de données, mais malgré les 20 000 images entrées dans le système, les visages créés par l'IA n'étaient pas stables."On s'est rendu compte que les expressions faciales des personnages étaient très exagérées dans l'œuvre d'Osamu Tezuka. L'IA était incapable de reconnaître tout ça. Tout aurait été plus simple avec un manga de style réaliste ou roman graphique, mais on n'aurait jamais pu prévoir ce problème."

Illustration of the character designSource d'origine : ©「TEZUKA 2020」プロジェクト

Un tournant décisif validé par Makoto Tezuka 

L'incapacité de l'IA à concevoir des personnages convaincants a été l'un des tout premiers obstacles. Comme solution, Kioxia a proposé d'adopter l'apprentissage par transfert en ajoutant de véritables visages humains aux images originales d'Osamu Tezuka. Certains membres de l'équipe chargée de l'IA, dont le professeur Kurihara de l'université de Keio, ont tout d'abord fait part de leur désaccord. "Pour nous, ce projet avait pour but de faire avancer la technologie dans un esprit de recherche. Si nous utilisions des méthodes qui allaient dans le sens contraire de cet objectif, le projet ne perdrait-il pas tout son sens ?" a-t-il déploré. Finalement, c'est Makoto Tezuka qui a réussi à convaincre le professeur en affirmant qu'"Osamu Tezuka lui-même s'entraînait au dessin en s'inspirant de véritables visages".

Illustration by Osamu TezukaSource d'origine : @手塚治虫プロダクション

Les personnages, plus qu'un simple dessin

Un autre problème résidait dans le fait que les images créées, quoique potentiellement utilisables, ne parvenaient pas à exprimer les émotions des personnages. "Les personnages ne sont pas simplement des images. Chacun d'eux a une histoire et est porteur d'une idée. Il faut que les images reflètent ces thèmes. Aucun des personnages créés par mon père n'était une simple caricature. Et plus ils étaient importants, plus leurs caractéristiques étaient frappantes. Black Jack, par exemple, a la moitié des cheveux blancs et un visage qui déstabilise les gens. C'est pour ça que la création de personnages est à la base de l'œuvre, sa pierre angulaire."

"TEZUKA 2020" Project "Paidon" pp.5, 2020Source d'origine : ©「TEZUKA 2020」プロジェクト

"Dans un jeu vidéo, on peut représenter la force d'un personnage en affichant son niveau sous forme de nombre. Mais c'est trop simple pour un manga. La force n'est pas que physique. Elle est aussi mentale, et elle varie avec le temps et la situation, ou même en fonction des interlocuteurs du personnage. C'est la raison pour laquelle le vécu d'un personnage est essentiel. Pour Paidon, le personnage principal de ce projet de manga, nous avons élaboré tout un parcours de vie : qui était son père, quel type d'enfance il avait eue, etc. Le passé que nous avons imaginé pour ce personnage est très détaillé et, bien qu'il n'apparaisse nulle part dans le manga, il explique ses paroles et ses actions, et leur donne plus de profondeur."

"TEZUKA 2020" Project "Paidon" pp.13, 2020Source d'origine : ©「TEZUKA 2020」プロジェクト

L'œil du créateur pour l'élaboration de l'intrigue

L'entraînement de l'IA a été un processus très élaboré. L'équipe a commencé par transcrire en mots les intrigues de 160 œuvres indépendantes. Ces transcriptions ont été fournies à l'IA, qui a réparti les histoires en 13 unités distinctes avant de s'en servir pour générer de nouvelles intrigues. Dix d'entre elles ont été retenues et proposées à Makoto Tezuka. Après les avoir étudiées, il a impressionné les ingénieurs en classant lui-même les intrigues en deux catégories : les intrigues adaptées à des histoires indépendantes et celles mieux adaptées à des séries.

Mr. Ryohei Orihara of Quioxia CorporationSource d'origine : キオクシア 株式会社

En quête d'originalité, pas de perfection 

L'intrigue finale était jalonnée de mots plus ou moins mystérieux : "acteurs, Grèce, un univers d'action avec des espaces sombres et clairs entre la réalité et la fiction"… "À vrai dire, la plupart des intrigues qui avaient convaincu les ingénieurs ne parlaient pas à Makoto Tezuka", explique Ryohei Orihara. "En tant qu'ingénieurs, nous étions en quête de perfection, mais ça a été une révélation pour nous de voir ce qu'en pensait un créateur. Makoto Tezuka tenait vraiment à découvrir quelque chose de nouveau, une chose qu'il n'avait encore jamais vue ni imaginée. Tout ce qu'il recherchait, en tant que créateur, c'était l'inspiration. C'est peut-être la chose la plus importante que ce projet m'a apprise."

Drawing with a robot armSource d'origine : ©「TEZUKA 2020」プロジェクト

Une porte ouverte sur l'avenir 

À mesure que le travail avançait, l'alchimie croissante entre les créateurs et l'IA est devenue un véritable atout, dont Kioxia conserve de nombreux bons souvenirs. "Le vrai trésor ici, ce sont les résultats de cette progression par tâtonnements", explique Ryohei Orihara. "L'échec est aussi utile pour nous que la réussite, car il nous apporte des informations précieuses. Tout comme 'Astro, le petit robot' a inspiré de nombreux ingénieurs et chercheurs en robotique dans leur choix de carrière, il serait fantastique que des lecteurs de la nouvelle génération décident de devenir chercheurs en IA après avoir lu 'Paidon'. Peut-être allons-nous inspirer un futur expert de ce domaine ? Ce serait une joie immense pour nous."

Osamu Tezuka drawing charactersSource d'origine : @手塚治虫プロダクション

Ne pas oublier l'essentiel 

Pour les grands mangakas, la co-création avec une IA pourrait être controversée, voire critiquée. Makoto Tezuka se montre plus optimiste. "Quelle était la chose la plus importante pour mon père, celle qui était au cœur de toutes ses œuvres ? Un message universel qui nous rappelle combien la vie est précieuse. Dans un certain sens, peu importe si les dessins ont été réalisés numériquement ou à l'aide d'une IA. Et puis, beaucoup l'ignorent, mais mon père a été critiqué pour chacune de ses nouvelles œuvres. Mais il se moquait des critiques. Que penserait-il de tout ça s'il était encore en vie aujourd'hui ? Comme c'était quelqu'un de très curieux, je suis sûr que ça l'aurait amusé et qu'il aurait donné son feu vert au projet."

Back〉"TEZUKA 2020" Project, "Paibidon Part 1", published in the March 12, 2020 issue of Morning magazine, Kodansha (2020) Front〉"TEZUKA 2020" Project, "Baidon: Challenging the World of Osamu Tezuka with AI", Kodansha (2020)Tezuka Osamu

Les raisons d'un accueil positif 

Malgré les controverses inhérentes à la création d'une œuvre après la mort de son auteur adulé, "Paidon" a reçu un accueil favorable. La transparence dont l'équipe a fait preuve au cours du projet en est l'une des raisons. En plus de décrire le processus et les difficultés rencontrées en ligne et dans un livre dédié, elle a su reconnaître les imperfections de la technologie d'IA actuelle, ainsi que les compromis nécessaires. D'autre part, Makoto Tezuka, créateur lui-même et fils d'Osamu Tezuka, a su gagner la confiance des fans en prenant en charge le côté créatif du projet. Enfin, le respect de toutes les parties impliquées pour Osamu Tezuka était manifeste.

Osamu TezukaSource d'origine : @手塚治虫プロダクション

Lorsqu'il est question de l'histoire du manga japonais, Osamu Tezuka, surnommé le "dieu du manga", est inévitablement le premier nom mentionné. L'ampleur de son héritage et de son influence s'étend jusque dans le domaine de l'IA. Plus de 30 ans après la mort de l'artiste, sa vision futuriste mais merveilleusement humaniste de notre société continue de nous toucher.

Crédits : histoire


Cet article, paru en juillet 2020, se base sur un entretien réalisé à la même époque.

Sources :
Projet "TEZUKA 2020" (2020) "Paidon partie 1", magazine "Morning" n° 13, du 27 février 2020, Kodansha.
Projet "TEZUKA 2020" (2020) "Paidon partie 2", magazine "Morning" n° 20, du 16 avril 2020, Kodansha.
Kioxia (2020) "Paidon" <https://tezuka2020.kioxia.com> accédé le 7 juillet 2020.
Projet "TEZUKA 2020" (2020) "L'univers d'Osamu Tezuka rencontre l'IA", Kodansha.

En partenariat avec :
Projet "TEZUKA 2020"
Tezuka Productions
Kioxia Co., Ltd.


Photos : Mitsugu Uehara
Texte et traduction : Makiko Oji
Révision : Makiko Oji, Saori Hayashida
Production : Skyrocket Corporation

Crédits : tous les supports
Il peut arriver que l'histoire présentée ait été créée par un tiers indépendant et qu'elle ne reflète pas toujours la ligne directrice des institutions, répertoriées ci-dessous, qui ont fourni le contenu.
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