À la croisée de l'art et de la gastronomie

Editorial Feature

Conception : Google Arts & Culture

elBulli, Venue for Documenta 12 par Ferran AdriáAcadémie royale de gastronomie espagnole

L'historienne de l'art Marta Arzak explore la relation unique entre art et gastronomie

La terminologie, c'est-à-dire les termes propres à un domaine de la connaissance ou à un domaine professionnel, a toujours constitué un concept très important, car elle permet d'identifier et de comprendre le pourquoi des choses, et de leur donner un sens. Elle reflète également des réalités socioculturelles, politiques, anthropologiques, historiques et religieuses.

En interprétant l'art comme "la capacité de créer quelque chose", cet article examine comment ce terme a été utilisé dans le milieu culinaire et gastronomique pendant des siècles, aussi bien en Espagne que dans le reste du monde. Il évoque en outre quelques exemples de chefs dont les créations brouillent les frontières entre art et gastronomie, ainsi que d'artistes espagnols dont le rapport à la cuisine, aux aliments et à la gastronomie a joué un rôle primordial.

Au fil des siècles, et sous l'influence d'autres civilisations, comme celle des Arabes, l'Espagne est devenue un creuset de cultures qui a donné naissance à une grande diversité culinaire. De même, l'introduction de produits étrangers (et non de recettes) qui provenaient d'Asie ou d'Amérique, par exemple, a inspiré des créations qui font désormais partie intégrante de l'histoire gastronomique du pays.

Au début de l'époque moderne, en particulier au XVIIe siècle, plusieurs traités de cuisine dont le titre contenait les mots "art" et "cuisine" (ou "culinaire") ont été publiés par la cour, les universités et les institutions ecclésiastiques en Espagne et en Europe. Citons par exemple une publication de 1607, le "Libro del arte de cozina" (Traité sur l'art de la cuisine) de Domingo Hernández de Maceras, chef cuisinier au Colegio Mayor de Oviedo à Salamanque. Autre ouvrage, publié quatre ans plus tard : "Arte de cocina, pastelería, vizcochería y conservería" (Art culinaire, pâtisserie, biscuiterie et conserverie) de Francisco Martínez Montiño, chef royal espagnol de Philippe II à Philippe IV.

Cependant, il a fallu attendre les Lumières pour que l'art culinaire gagne les cuisines de la bourgeoisie et que les gens s'éveillent à l'importance de l'acte de cuisiner et de manger. C'est alors que le mot "nouveau" a commencé à apparaître dans des ouvrages comme le "Nouveau traité de la cuisine" (1739) et "La cuisinière bourgeoise" (1746) de l'auteur énigmatique Menon, qui le premier a utilisé le terme "nouvelle cuisine". On peut citer également le "Nuevo arte de la cocina española" (Le nouvel art de la cuisine espagnole), publié en 1745 par le frère franciscain Juan Altamiras, qui officiait à la cuisine des couvents San Diego et San Cristóbal à Saragosse.

elBulli, croquis pour l'exposition Documenta 12 par Ferran Adriá

Adolfo Solichón, chef pâtissier à la maison royale et disciple de la "Casa de Lhardy" à Madrid, déclarait dans le prologue de son livre "El arte culinario" (L'art culinaire) vers 1900 :

"L'art de la cuisine suit la marche du progrès, auquel il est intimement lié. Nul ne peut nier que les artistes qui travaillent aujourd'hui avec tant de brio ont apporté un élan décisif et des techniques utiles, ainsi qu'un haut niveau de perfectionnisme, de luxe et d'élégance. Prétendre le contraire reviendrait à dire que l'art est en déclin[1]."

Il ne s'agit pas ici d'assimiler la cuisine à l'art, ou inversement. Cependant, de nombreuses références historiques font état de la relation entre ces deux pratiques. Divers documents évoquent les somptueux banquets de l'Antiquité. On apprend également que de grands maîtres comme Léonard de Vinci ou le compositeur Gioachino Rossini étaient de fins gourmets et des cuisiniers très inventifs. Divers artistes (dont les peintres espagnols du début du XVIIe jusqu'au milieu du XIXe siècle) ont intégré la nourriture et l'acte de manger dans leurs scènes de genre et leurs natures mortes. Dans la première moitié du XXe siècle, futuristes, dadaïstes et surréalistes ont tous célébré l'art de la cuisine et de la table, et organisé des banquets. Au cours des années 1960 et 1970, la nourriture et les activités culinaires ont pris une place importante dans les œuvres des artistes, qui les employaient comme un moyen d'expression visuelle, conceptuelle et relationnelle, ou pour faire du militantisme politique, social ou agricole. Les exemples d'artistes sont nombreux : Salvador Dalí et sa gastro-esthétique, Peter Kubelka, pour qui cuisiner ou préparer à manger constitue la plus vieille activité poétique et créative de l'humanité, Daniel Spoerri, inventeur du "Eat Art", Martha Rosler et sa vidéo "Semiotics of the Kitchen" (Sémiotique de la cuisine), Antoni Miralda et le projet FoodCultura, qu'il a développé avec la chef Montse Guillén, l'hôte discret Rirkrit Tiravanija, Fernando García-Dory, artiste agroécologue, ou encore Asunción Molinos Gordo et ses réflexions sur l'agriculture et l'alimentation.

Manger et créer sont des besoins humains qui ont existé de tout temps et sous toutes les latitudes. Pendant longtemps, se nourrir a été considéré comme un élément fondamental, une fonction vitale. Cette perception a beaucoup évolué avec l'introduction de la créativité et de la recherche dans un certain nombre de pratiques culinaires, surtout à partir des années 1970. C'est à cette période qu'est née la nouvelle cuisine en France et la "Nueva Cocina" au Pays basque et en Catalogne, dont le chef Ferrán Adrià et son restaurant "elBulli" sont les représentants. Ces deux mouvements ont apporté un changement radical dans le monde de la gastronomie. Si la cuisine créative d'aujourd'hui cherche toujours à éveiller les sens, les chefs s'attachent de plus en plus à intégrer dans leurs compositions un certain degré d'utilité et de responsabilité, en réponse aux enjeux environnementaux, sociaux et nutritionnels.

Un moment marquant a été l'invitation controversée de Ferrán Adrià à participer à la 12e édition de la Documenta de Cassel (Allemagne), qui s'est tenue en 2007. La réponse du chef espagnol a été surprenante : il a présenté son restaurant "elBulli" comme une œuvre d'art, en tant que projet alliant recherche et création culinaire. Pendant les 100 jours de la documenta12, l'établissement "elBulli" s'est transformé en pavillon d'exposition extérieur. Chaque jour, deux personnes pouvaient profiter de l'expérience gastronomique, émotionnelle et esthétique de la "table documenta" proposée par le restaurant à la Cala Montjoi. Une décennie plus tard, l'elBullifoundation continue de promouvoir la créativité à travers des projets tels que le musée et les archives LABulligrafía, le laboratoire et espace d'exposition elBulli1846 et la méthode Sapiens.

"Astro Rey" (King of the Skies)Source d'origine : Restaurante Sant Pau

"Astro Rey" (Roi des cieux) par Carme Ruscalleda

"El Somni" (Le rêve), l'opéra en 12 plats du "Celler de Can Roca", les pièces "Degustación de Titus Andrónicus" (La dégustation de Titus Andronicus) et "Taba" (Jarrets) d'Andoni Luis Aduriz et La Fura dels Baus, ainsi que les expositions "Ura frijitzen/Friendo Agua" (Eau frite) d'Elena Arzak et "Quique Dacosta : Paisajes transformados" (Quique Dacosta : paysages transformés) sont autant d'autres exemples de l'influence mutuelle entre les pratiques culinaires et artistiques.

Examinons brièvement comment ces deux pratiques ont coexisté dans le monde de l'art et des musées. Dans les années 1860, le Victoria and Albert Museum de Londres a ouvert trois salles qui allaient devenir le premier restaurant de musée au monde. Depuis, la nourriture et la cuisine ont intégré sous diverses formes les musées dédiés à l'alimentation, à l'anthropologie, aux sciences ou encore aux grandes figures de la gastronomie. L'un d'eux est le Musée de l'Art Culinaire, maison natale d'Auguste Escoffier, fondateur de la haute gastronomie et père de la cuisine moderne.

Aujourd'hui, le nombre d'espaces artistiques qui proposent une offre culinaire de très haute qualité ne cesse de croître. Le projet innovant du musée Guggenheim de Bilbao en est un bon exemple. Depuis son lancement en 1997, il considère la gastronomie comme une expression d'identité culturelle et d'hospitalité, ainsi qu'un gage de qualité et de créativité faisant partie intégrante de la vision globale du musée. Son offre culinaire riche et variée a été conçue par le chef Josean Alija qui dirige le restaurant "Nerua". En outre, les espaces et infrastructures gastronomiques du musée ont été agrandis. Des événements culturels et éducatifs ont été organisés sur le thème de la cuisine, aussi bien des conférences sur la créativité de chefs tels que Ferrán Adrià, Andoni Luis Aduriz, Joan Roca, Ricardo Sanz et Bruno Oteiza, que divers types d'ateliers, de visites et de manifestations qui allient art et gastronomie.

Dans son autobiographie, "La vie secrète de Salvador Dalí" (1942), l'artiste écrit : "À 6 ans, je voulais devenir chef". De son côté, la chef cuisinière Carme Ruscadella raconte que, petite, elle a dit à ses parents : "Un jour, je serai artiste". Heureusement, tous deux ont découvert leur vocation. Jouer, composer, dessiner des images avec des mots… ces activités peuvent exprimer des réalités multiples. Tout dépend du moment et de l'angle sous lequel on les observe.
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[1] Adolfo Solichón : "El arte culinario. Tratado práctico y completo de cocina, pastelería y repostería" (L'art culinaire : traité pratique et complet sur la cuisine, la pâtisserie et la confiserie), Romo y Füssel, Madrid, 1900.

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