Comment la restauration a-t-elle évolué en Espagne ?

Editorial Feature

Conception : Google Arts & Culture

Roca Fontané familyAcadémie royale de gastronomie espagnole

Julia Pérez Lozano explique de quelles façons les restaurants se sont adaptés au fil des ans

Cuisines ouvertes, bars de dégustation, performances gastronomiques et chefs qui endossent le rôle de serveurs : depuis 20 ans, le paysage de la restauration espagnole est devenu presque méconnaissable. La cuisine est entrée dans l'ère du spectacle. Dans un marché en constante évolution, surprendre ses convives et proposer une véritable "expérience" est le gage du succès. Les restaurants d'aujourd'hui doivent s'adapter, au risque de perdre leur clientèle.

Il n'en a pas toujours été ainsi. Autrefois, le concept d'expérience culinaire, désormais incontournable, était inédit. Le public actuel s'est habitué à la diversité et à la beauté, aux espaces confortables où l'expression gastronomique prend toute sa dimension. Chaque repas doit être un spectacle à apprécier et à partager.

La longue tradition des restaurants familiaux

La tradition des restaurants familiaux était très présente dans l'Espagne pauvre et meurtrie d'après-guerre, à une époque où s'offrir à manger passait pour un luxe. Pendant des décennies, cette activité modeste mais rentable a permis à de nombreuses familles d'assurer leur subsistance. Aujourd'hui, "El Celler de Can Roca" est considéré par beaucoup comme le meilleur restaurant du monde. Mais qu'en serait-il si Montserrat Fontané, la mère des célèbres frères Roca, n'avait pas dirigé "Can Roca" pendant toutes ces années ? Encore aujourd'hui, elle tient les rênes de la cuisine dans ce formidable petit restaurant, qui a ouvert ses portes dans un quartier populaire de Gérone en 1960. "Mes clients n'y sont pour rien si mes fils sont devenus célèbres. Mon menu reste à 11 €, et je ne compte pas augmenter les prix. Mes fils peuvent faire ce qu'ils veulent dans leur restaurant. Ici, c'est moi qui décide", déclare-t-elle fermement.

La famille Roca Fontané dans le vieux restaurant familial à Gérone, en Catalogne

Les établissements de ce type, qui proposent des plats réconfortants, continuent de prospérer. Nombre de ces petits restaurants ont été rénovés et de nouveaux ont vu le jour, mais si certains paraissent ultramodernes, ils conservent tous la marque du passé. À leur tête, on trouve souvent de jeunes chefs qui montrent peu d'intérêt pour la grande cuisine.

Un air de renouveau

L'essor de la gastronomie d'un pays est souvent en lien direct avec son développement économique. Dès que les gens ont de l'argent à dépenser, les enseignes de restauration fleurissent, ce qui explique la diversité de l'offre gastronomique des grandes villes. En 1977, la cuisine occupait une place centrale dans la vie sociale du Pays basque. C'est cette année-là qu'un groupe de jeunes chefs cuisiniers lançait un mouvement qui allait avoir d'importantes retombées : la nouvelle cuisine basque. Inspirés par l'innovation culinaire de leurs homologues français, Juan Mari Arzak, Pedro Subijana, Karlos Arguiñano et d'autres se sont donné pour mission de mettre au goût du jour les recettes traditionnelles en les allégeant et en les présentant de façons originales. Ensemble, ils ont posé les jalons de ce qui allait suivre. Pour répondre aux exigences des nouveaux amateurs de bonne cuisine, dont un grand nombre provenait de France, leurs restaurants ont gagné en raffinement. Des changements se préparaient également à Madrid et à Barcelone. Pour le restaurant "Mayte Commodore", où la chef cantabre Carmen Aguado avait l'habitude de cuisiner pour des politiciens et des hommes d'affaires, cette période a été un âge d'or. Il en va de même pour "Zalacaín" à Madrid, le premier restaurant espagnol à avoir obtenu trois étoiles dans le prestigieux guide Michelin en 1987.

Group of Basque chefsAcadémie royale de gastronomie espagnole

Le groupe de chefs cuisines basques à l'origine du mouvement de la nouvelle cuisine basque dans le milieu des années 1970

L'ouragan Adrià : transgresser les règles

Ce vent de modernité qui soufflait sur l'industrie de la restauration s'est accentué au cours de la dernière décennie du XXe siècle. On aurait dit qu'un ouragan se préparait à frapper, et c'est ce qui s'est produit. Après l'ouverture d'"elBulli", rien n'a plus jamais été pareil.

elBulli kitchenAcadémie royale de gastronomie espagnole

La cuisine "Pase" d'elBulli

Ferrán Adrià et Juli Soler prônaient la transgression des règles au profit d'une liberté créatrice. Ce duo a bousculé l'idée qu'on se faisait de la relation avec les convives pour transformer la gastronomie en un spectacle, concept qui s'est imposé depuis. Je revois encore la réaction d'une famille française très chic, qui dînait à "elBulli", au moment où elle dégustait le célèbre "Dragón Khan". C'était un plat très particulier : quiconque en mangeait avait de la fumée qui sortait du nez, à cause de l'azote liquide qu'il contenait. Incrédules au début, ces clients raffinés ne pouvaient s'empêcher de rire. À partir de ce moment, leur dîner est devenu une expérience de dégustation bien plus conviviale et décontractée. L'humour et l'effet de surprise ont ainsi fait leur apparition, accompagnés du concept d'expérience culinaire, qui est un impératif aujourd'hui.

Pendant une décennie, les restaurants proposant une "cuisine d'auteur" se sont multipliés à travers le pays, même s'ils manquaient parfois d'authenticité. Cela a contribué à placer la barre gastronomique plus haut. À n'en pas douter, on peut reprocher une certaine surabondance de la cuisine dite d'avant-garde (ou plutôt de fausse avant-garde) : tout le monde pensait pouvoir imiter "elBulli" ou le copiait simplement sans vergogne. Malgré tout, le phénomène n'a cessé de progresser pendant les 20 années qui ont suivi.

Une décennie phénoménale

Loin de s'arrêter à la cuisine, les innovations se sont invitées dans la salle à manger. Les clients ont pris goût à des lieux raffinés qui proposaient un service irréprochable. Des établissements ambitieux prétendant à la haute gastronomie ont fait leur apparition dans toutes les villes d'Espagne. Il y avait une profusion de nappes en lin, de verres en cristal, de carafes à décanter et de tables roulantes pour le pain, les fromages, les desserts et les huiles. Les chefs et les hôteliers pouvaient enfin mettre en pratique ce qu'ils avaient vu et appris en France, sans avoir pu l'appliquer à leurs établissements. Entre 1996 et 2006, la gastronomie espagnole connaît une décennie phénoménale, où le rêve devient réalité. Les croquettes et les ragoûts font place aux mousses et aux sphères qui explosent dans la bouche, pour le plus grand bonheur (et étonnement) des convives. Le sommelier s'érige en personnage central, tandis que le personnel de salle perd de son importance. La découpe n'a plus lieu dans la salle à manger ; les plats sont apprêtés en cuisine et servis sur assiette. Des chefs de renom deviennent propriétaires, et ce sont eux qui, désormais, donnent le ton. Les clients sont censés accepter les règles sans poser de questions. Mais la crise économique et ceux qui ne s'accommodaient plus de cet état de fait ont fini par saper la tyrannie des vestes blanches.

Le retour de la croquette

D'un revers de la main, la crise économique a balayé l'illusion. Vers 2010, la récession a touché le secteur de la restauration, et l'élite des chefs espagnols a dû battre en retraite. La croquette en est sortie victorieuse. Petites tavernes, bars et autres adresses informelles ont commencé à émerger. Certains de ces établissements étaient dirigés par des chefs prestigieux à la recherche d'un modèle qui leur permettrait d'en assurer la viabilité. C'est ainsi qu'est né le "gastrobar", terme inventé par le critique gastronomique du journal El País, José Carlos Capel, pour décrire le bar "Estado Puro" de Paco Roncero. "La Terraza del Casino", l'autre établissement de ce chef madrilène, compte deux étoiles Michelin. Sergi Arola, Carles Abellán, Quique Dacosta, Dani García et bien d'autres ont suivi son exemple. Certains, comme Marcelo Tejedor à la "Casa Marcelo" (Saint-Jacques-de-Compostelle), ont fait de nécessité vertu en employant leur personnel de cuisine au service en salle pour réduire les coûts de main-d'œuvre. Plus tard, le "Noma", à Copenhague, appliquera ce principe, en s'inscrivant dans la même tendance.

Ham CroquettesAcadémie royale de gastronomie espagnole

Version contemporaine des “Croquetas de jamón” (croquettes de jambon) du chef Paco Roncero

Peu à peu, les règles de la haute gastronomie viendront trouver leur place dans les bars et améliorer la qualité de mets tels que les salades, les boulettes de viande, les patatas bravas et les ragoûts de queue de bœuf. Grand classique de la cuisine espagnole, les tapas ont connu un âge d'or qui se poursuit encore aujourd'hui. Cette transformation s'est accompagnée d'un changement esthétique alliant modernité et humour, comme en témoignent la voûte ornée de peignes de l'"Estado Puro" et les menus sur tableau noir du "Tapas 24". Par influence réciproque, les bars, qui constituent un élément essentiel de la restauration en Espagne, se sont tournés vers la haute cuisine, peut-être sous l'influence de la culture japonaise, de plus en plus admirée, aussi bien par les chefs que par les convives. Le "Restaurante Mina" à Bilbao, l'"A'Barra" à Madrid et le "Tatau" à Huesca sont quelques exemples d'établissements où les clients peuvent déguster de la grande cuisine assis au comptoir du bar.

A'Barra restaurantAcadémie royale de gastronomie espagnole

Le bar gastronomique du restaurant A'barra à Madrid

Esprit ouvert, goût cosmopolite

Au fil du temps, les consommateurs se sont montrés de plus en plus friands de nouvelles expériences gustatives. La cuisine fusion a étendu son influence dans tous les domaines. Ainsi, les restaurants chinois locaux sont devenus plus sophistiqués et les sushis ont conquis les villes. Les adresses asiatiques telles que "Nodo", "Kabuki", "Dos Palillos", "StreetXO" et "Pakta" ont été suivies de près par des saveurs venues du Mexique, du Pérou, de la Thaïlande et de Hawaï.

Spanish restaurant DiverXo (2007)Académie royale de gastronomie espagnole

Le DiverXO, restaurant de David Muñoz à Madrid

Originaire de Barcelone et fondatrice du groupe Tragaluz, Rosa Esteva a un style bien à elle qui a fait des émules. Sa passion pour les espaces conviviaux, où la nourriture est un élément important, mais non exclusif, s'est répandue. Le concept d'expérience culinaire gagnait du terrain. L'ouverture du "Tickets" d'Albert Adrià à Barcelone et du "DiverXO" de David Muñoz à Madrid a souligné l'importance de l'ambiance et de la décoration intérieure pour assurer le succès d'un restaurant.

La société dans son ensemble a adopté un style plus informel. De nos jours, le service classique a presque disparu. La tendance est plutôt aux tables sans nappes, aux couverts placés au milieu et aux réservations effectuées en ligne. La reprise économique, les innovations technologiques et la nouvelle génération de clients ont été les principaux leviers de groupes de restauration tels que Larrumba. Dans ses établissements, fréquentés par les personnes fortunées et les célébrités, la nourriture passe au second plan. Ce qui importe avant tout, c'est de s'y rendre, d'y être vu et d'en parler. Instagrammable : voilà le mot d'ordre à l'ère de la post-vérité et des réseaux sociaux.

Réflexion, engagement durable et science-fiction

À l'aube de la deuxième décennie du XXIe siècle, la société s'est polarisée. L'industrie de la restauration n'a fait que refléter cette réalité. Les adresses spécialisées dans la viande sont désormais remises en cause en raison de la popularité croissante du véganisme. Au-delà du côté superficiel qui sévit, des voix s'élèvent en faveur d'une attitude responsable, en particulier en termes de rationalisation de la consommation, d'efficacité énergétique et de bien-être animal. L'offre alimentaire s'élargit pour s'adapter à tous les goûts dans une société de plus en plus fragmentée et plurielle. En s'appuyant sur un accès accru à l'information et au savoir, les jeunes sont un moteur de changement. Quant aux chefs cuisiniers, qui sont aujourd'hui des vedettes médiatiques, ils expriment à leur tour leur engagement social nourrir le monde, cuisiner sainement et respecter la biodiversité.

"Azurmendi" RestaurantAcadémie royale de gastronomie espagnole

L'Azurmendi, un restaurant basé sur le développement durable à Larrabetzu, dans le Pays basque

Le restaurant "Azurmendi" du chef basque Eneko Atxa est devenu un exemple mondial de développement durable, et il n'est pas le seul. On peut également citer l'"Aponiente", un projet gastronomique du chef Ángel León, dans la province de Cadix, engagé dans une approche raisonnée des ressources de la mer et dans la réhabilitation des marais salants environnants. Autant de visions et de réflexions différentes pour affronter un avenir incertain et imprévisible où, selon certains, les robots prendront le relais. Cela reste à voir…

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