Ernest Solvay (1838-1922) est une figure proéminente de la nébuleuse progressiste belge dont l’ambition résidait, au tournant du XXe siècle, dans un progrès tant scientifique que social. Il partageait avec Paul Otlet et Henri La Fontaine – fondateurs du Mundaneum – la vision d’une science internationale dans l’intérêt de tous. On lui doit la création d’instituts de recherche de pointe et l’organisation de retentissants conseils de physique et de chimie. Industriel, mécène, citoyen engagé, ou alpiniste chevronné, cette exposition s’intéresse aux multiples facettes d’un personnage à l’héritage fécond.
ENTREPRENEUR ET UTOPISTE ?
SCIENTIFIQUE ET IDEALISTE?
PATRON ET REFORMATEUR SOCIAL?
Ernest Solvay réunissait ces caractéristiques a priori antinomiques. Il n’est pourtant ni chimiste ni ingénieur quand il crée, à 25 ans, la société Solvay & Cie avec son frère Alfred et une poignée d’investisseurs privés. Ce caractère autodidacte l’amène à considérer les choses sous des angles originaux, faisant table rase du passé. C’est à la fois une force pour réinventer l’industrie de la soude … et une faiblesse quand il s’agit de renouveler tout un champ de la physique théorique. Après une réussite industrielle exceptionnelle, il voua une large partie de sa vie au progrès des sciences. Mais plutôt qu’un scientifique pur, il fut davantage un « patron des sciences », un mécène impliqué. C’est par cette voie qu’il apporta sa pierre à l’édifice de la science internationale.
Ernest et Alfred (1840-1894) Solvay, fondateurs de l’industrie de la soude à l’ammoniaque. © Solvay Heritage Collection
"“Homme
de science, je n'ai pas le bonheur de l'être : je n'ai pas reçu d'éducation
classique, les problèmes de l'industrie ont absorbé mon temps ; mais il est
vrai que je n'ai cessé de poursuivre un but scientifique, parce que
j'aime la science et que j'attends d'elle le progrès de l'humanité”,
(discours d’Ernest Solvay, 1893)"
Premier brevet déposé par Ernest Solvay pour la fabrication du carbonate de soude, 1861. © Solvay Heritage Collection
UN ENTOURAGE PORTEUR
Si Ernest Solvay se forme en autodidacte, il peut néanmoins compter sur un entourage qui lui permet d’accéder au succès industriel : sa famille issue de la moyenne bourgeoisie le soutient dans ses démarches. Avec son frère Alfred, il forme un binôme performant. Un professeur Macardus lui inculque les bases scientifiques à l’Institut Saint-Berthuin à Malonne. Un oncle Semet lui permet de procéder à ses premières expérimentations dans son usine à gaz. Un ami de la famille, Guillaume Nélis le recommande auprès des investisseurs Eudore Pirmez et Valentin Lambert. Ces derniers s’avèrent être de précieux pourvoyeurs de conseils juridiques et techniques. Une fois la société lancée, des ingénieurs et des financiers de talent mettent en œuvre sa vision du développement international du procédé Solvay.
La soude aux mille usages (1900). Produit à partir de quatre matières premières, le carbonate de soude et ses dérivés ont des applications dans une multitude de domaines industriels, dont le verre, le textile ou la détergence. © Solvay Heritage Collection
DES CAPITAINES D'INDUSTRIE ATYPIQUES
Ernest et Alfred Solvay sont avant tout connus pour avoir développé le procédé éponyme de fabrication de carbonate de soude par l’ammoniaque à partir de 1863, et pour ensuite avoir réussi à contrôler son déploiement à l’échelle mondiale. Ce procédé continu et élégant permit à la société Solvay & Cie de devenir l’un des groupes chimiques les plus puissants au monde. La forme atypique de cette multinationale familiale, sous forme de commandite mêlant contrôle direct et partenariats, découlait de la philosophie des affaires des frères Solvay, caractérisée par une vision industrielle à long terme tout en discrétion et en coopération.
Ernest Solvay visitant la soudière de Bernburg, en Allemagne, 1890. © Solvay Heritage Collection
RÊVES D'UNITE
Ernest Solvay considère la science comme un « cinquième enfant à élever » et fait part à ses proches de son souhait d’y allouer une partie importante de son temps et de sa fortune. Adepte du positivisme en vogue, Solvay souhaite voir la science gouverner le monde sur des bases rationnelles. Le concept d’énergie occupe une place centrale dans ses réflexions. Si son œuvre scientifique personnelle aura peu d’écho et de postérité, son action de mécénat portera par contre de nombreux fruits.
Le « tableau de chevet » d’Ernest Solvay (1877), reprenant les portraits de penseurs et de savants l’ayant influencé dans sa quête scientifique. © Solvay Heritage Collection
Tableau schématique des travaux poursuivis par Ernest Solvay, dressé par Émile Tassel (1920). © Solvay Heritage Collection
UN PERSONNEL SCIENTIFIQUE DÉVOUÉ ET QUALIFIE
La qualité de l’entourage d’Ernest Solvay n’est pas le fruit du hasard. L’homme est capable de fédérer et de fidéliser un noyau de collaborateurs qui mettent en œuvre ses idées. Dans son laboratoire privé, il emploie des ingénieurs et des scientifiques, dont les plus chevronnés sont Charles Lefébure, son secrétaire personnel, et Émile Tassel, professeur de physique à l’Université Libre de Bruxelles. Cinq assistants de luxe y travaillent sur la longue durée (Herzen, Hostelet, Warnant, Brichaux, Lucion), tandis que des collaborateurs temporaires sont engagés en fonction des projets (Cauderlier, Wissinger, Lagrange, Gérard, Goldschmidt, …).
Charles Lefébure (1862-1943), le secrétaire personnel et homme de confiance d’Ernest Solvay. © Solvay Heritage Collection
Émile Tassel (1862-1922), Professeur à la Faculté des Sciences appliquées de l’ULB, et proche conseiller scientifique d’Ernest Solvay. © Solvay Heritage Collection
Travaux de physique pure et appliquée menés au laboratoire privé d’Ernest Solvay à la rue des Champs Elysées à Ixelles, vers 1900. © Solvay Heritage Collection
Laboratoire privé d’Ernest Solvay à Ixelles, vers 1900. © Solvay Heritage Collection
UN ACTEUR CLÉ DE L'INSTITUTIONNALISATION DES SCIENCES
Par son mécénat d’une ampleur inégalée en Belgique, Solvay est un acteur clé de l’institutionnalisation des sciences dans son pays natal, mais aussi à l’international. Il confie au célèbre médecin Paul Héger la mission de développer un institut de physiologie à partir de 1895, alors que l’ingénieur Émile Waxweiler est le grand organisateur de l’Institut de Sociologie Solvay (1902) et de l’Ecole de Commerce Solvay (1903). Ces trois instituts, implantés au cœur de la « Cité scientifique du Parc Léopold de Bruxelles », seront ensuite rattachés à l’Université. Ils produiront au cours de leur longue existence, un grand nombre de travaux pionniers et reconnus.
La Cité scientifique du Parc Léopold à Bruxelles (vue du début XXe s.) répond au système de pensée organique de Solvay où sciences exactes et sciences humaines doivent se côtoyer et s’enrichir mutuellement pour mieux comprendre et traiter les phénomènes de société. De gauche à droite, les Instituts de Physiologie (1895), Commerce (1903), Sociologie (1902)
Paul Héger (1846-1925), ami et médecin personnel d’Ernest Solvay, professeur de médecine et président du conseil d’administration de l’ULB. Paul Héger était un fervent partisan de la recherche expérimentale. ©Archives ULB
Émile Waxweiler (1867-1916), premier directeur de l’Institut de Sociologie et de l’Ecole de Commerce Solvay. ©Archives ULB
SOLVAY, OTLET ET LA FONTAINE: DES IDÉAUX SEMBLABLES, DES TRAVAUX COMPLÉMENTAIRES
L’institut de sociologie Solvay a été précédé d’un Institut des sciences sociales fondé en 1894 à l’Hôtel Ravenstein. Dans le même bâtiment se trouvait l’Office international de bibliographie sociologique créé l’année précédente par Otlet et La Fontaine. Ces deux institutions, proches physiquement comme intellectuellement, coopérèrent de manière fructueuse pendant quelques années. Toutes deux étaient dédiées à des sciences naissantes et liées entre elles.
Première Conférence internationale de bibliographie (1895). Photo prise dans les jardins de l’Hôtel Ravenstein à Bruxelles, qui hébergeait aussi l’institut des sciences sociales fondé par Solvay.
UN PROGRAMME SOCIO-ÉCONOMIQUE INSPIRE PAR LA SCIENCE
Au-delà de son intérêt pour la science pure, Ernest Solvay se veut aussi citoyen engagé et penseur social. Sans être un politicien pur jus, il effectue deux mandats de sénateur libéral (1892-1894, 1897-1900) au cours desquels il propose un modèle socio-économique basé sur le productivisme mettant en place des mécanismes de formation continue (chômage-capacitariat, formation ouvrière) et d’interventionnisme étatique éclairé (libre socialisation, comptabilisme, impôt successoral réitéré). Il noue des relations étroites avec les leaders du mouvement socialiste, dont Émile Vandervelde.
UN “RAYONNEMENT” INTERNATIONAL DE TRÈS HAUT NIVEAU
La physique et la chimie sont les disciplines favorites d’Ernest Solvay. Ce sont pourtant les dernières auxquelles il octroie ses libéralités. Il faut attendre 1911 pour qu’un projet d’envergure lui soit proposé par le physico-chimiste allemand Walther Nernst. Il s’agit de réunir en un lieu neutre – Bruxelles – la crème des physiciens européens afin de se pencher sur un sujet alors insoluble, la théorie du rayonnement et les quantas. Ce premier conseil Solvay, suivi par d’autres sous la présidence d’Hendrik Lorentz, permettra rien de moins que l’émergence de la physique quantique dans les années 1920. Des conseils similaires sont ensuite organisés pour la chimie, et des instituts permanents sont fondés pour assurer la continuité et soutenir la recherche par l’octroi de bourses.
Premier conseil de physique Solvay réunissant en 1911 à l’hôtel Métropole à Bruxelles les meilleurs physiciens de l’époque pour traiter de la question du rayonnement et des quantas. (Photographe : Benjamin Couprié).
Le 5e Conseil international de Physique Solvay sur les électrons et les photons (1927) est probablement l’une des plus importantes réunions de l’histoire de la physique. C’est à cette occasion que la nouvelle théorie de la physique quantique prend son envol (Photographe Benjamin Couprié)
UN HÉRITAGE DURABLE
Si la quête scientifique personnelle d’Ernest Solvay n’a pas été couronnée de succès, son mécénat actif a porté des fruits durables. Sa volonté de favoriser la recherche fondamentale et appliquée au risque d’être confronté à des impasses a permis à de nombreux chercheurs en sciences exactes et humaines de délivrer des travaux de grande qualité. L’indépendance nécessaire à ce résultat a été assurée par le choix d’hommes-clés tels que Waxweiler, Héger et Lorentz qui ont intelligemment respecté les vues d’Ernest Solvay tout en les adaptant à la réalité académique.
AU SECOURS D'UNE POPULATION MENACÉE DE FAMINE
Durant la première guerre mondiale, Ernest Solvay, déjà âgé, ne peut rester inactif face à la pénurie généralisée dont souffre la population belge. Un Conseil National de Secours et d’Alimentation (CNSA) est mis en place par des politiciens et des industriels dès 1914. Ernest Solvay, qui fait un don d’un million de francs, en prend la présidence, tandis qu’Émile Francqui en assure la direction. Cette organisation privée qui coordonne le ravitaillement en provenance de pays neutres, agit comme une sorte de “deuxième gouvernement belge” pendant le conflit. À la libération, le roi Albert Ier rendra visite au domicile d’Ernest Solvay et le nommera Ministre d’État quelques jours plus tard.
Cuisine du Comité National de Secours et d’Alimentation, janvier 1915. © Solvay Heritage Collection.
TOUJOURS PLUS HAUT
En privé, Ernest Solvay n’était ni mondain, ni collectionneur d’art. C’est surtout dans l’alpinisme qu’il trouvait la sérénité. D’une santé fragile, son médecin et ami Paul Héger lui avait recommandé la pratique de ce sport en vogue au sein de la haute bourgeoisie belge. Jusqu’à 80 ans passés, il réalisa d’innombrables ascensions dans les Alpes françaises, italiennes et suisses, notamment en compagnie du Roi Albert Ier. Membre des Clubs alpins belge et suisse, il permit la construction du refuge Solvay sur le Cervin, le plus haut d’Europe, bien connu des alpinistes aujourd’hui.
Ernest Solvay effectuant l’une de ses dernières ascensions alpines à plus de 80 ans. © Solvay Heritage Collection.
Caricature d’Ernest Solvay alpiniste par « Lumor », 1916. © Solvay Heritage Collection
Le « Belgique I » (1909), premier dirigeable belge réalisé par Robert Goldschmidt (1877-1935) et financé par Ernest Solvay. Goldschmidt, inventeur génial, a notamment mis au point plusieurs systèmes de télégraphie sans fil, ainsi que le premier appareil à microfiches pour un certain … Paul Otlet. Il a aussi contribué à la mise en place du premier conseil de physique Solvay, puisque c’est lui qui a mis le physicien Walther Nernst en relation avec le mécène Solvay. © Solvay Heritage Collection.
Bibliographie sélective
Kenneth Bertrams, Nicolas Coupain, Ernst Homburg, Solvay. History of a Multinational Family Firm, Cambridge University Press, New-York, 2013
Nicolas Coupain, Ernest Solvay’s scientific networks. From personal research to academic patronage, in The European Physical Journal Special Topics, Volume 224, Issue 10, pp 2075-2089, The Early Solvay Councils and the Advent of the Quantum Era, sept. 2015
Andrée Despy-Meyer, Didier Devriese (eds), Ernest Solvay et son temps, Archives de l'Université Libre de Bruxelles, Bruxelles, 1997
Louis D'Or et Anne-Marie Wirtz-Cordier, Ernest Solvay, Mémoires de la Classe des sciences / Académie Royale de Belgique. Collection in-8°; 2e sér., t. 44, fasc. 2., pp. 95 et suiv.
Paul Héger, Charles Lefébure, Vie d'Ernest Solvay, Lamertin, Bruxelles, 1929
Pierre Marage et Grégoire Wallenborn (eds), Les Conseils Solvay et les débuts de la physique moderne, ULB, Bruxelles, 1995 Notes, lettres et discours d'Ernest Solvay, Vol. I: Gravitique et Physiologie; Vol. II: Politique et Science Sociale, Lamertin, Bruxelles, 1929
Conception—Nicolas Coupain, Historien et « Corporate Heritage Manager » du groupe Solvay