Enfance polonaise, adolescence suisse, jeunesse lyonnaise : ainsi peut-on résumer les vingt premières années de la vie de Jean Epstein, né français à Varsovie, promis à devenir ingénieur, comme son père, puis médecin, mais qui abandonne finalement les sciences pour les lettres, et pourrait-on dire, pour la vie.
Jean Epstein à Varsovie en 1906
Jean Epstein est né en 1897 à Varsovie. Sa sœur Marie naît en 1899. Leur père, Jules Epstein, est Français. Leur mère, Hélène, est Polonaise. Jean et Marie naissent français, mais passent toute leur première enfance en Pologne où Jules Epstein a été amené au début des années 1890 par son travail d’ingénieur civil.
1910, à Fribourg.
En 1907, Jules Epstein meurt prématurément. Hélène Epstein décide de quitter la Pologne avec ses enfants et de s’installer en Suisse. Après une installation provisoire à Lausanne, c’est finalement Fribourg qui est choisi en 1909 comme lieu de résidence. Hélène veut pour ses enfants une éducation francophone et catholique. Jean est inscrit à la Villa Saint-Jean, collège tenu par les pères Maristes, et y fera toutes ses études secondaires. Marie intègre une autre école religieuse, l’Académie Sainte-Croix, réservée aux jeunes filles.
1910, premier séjour en France
Au cours de l’été 1910, Hélène Epstein emmène ses enfants en France pour les vacances. C’est la première fois que Jean et Marie découvre le pays dont ils ont la nationalité. C’est aussi la première fois que Jean découvre la Bretagne, qui va jouer ensuite un rôle important dans sa vie de cinéaste. Il séjourne à Saint-Jacut-de-la-Mer, visite Saint-Malo et effectue un pèlerinage au Mont-Saint-Michel.
Lors de ses vacances à la mer, Jean Epstein découvre le cinéma de Max Linder, qu'il adore...
... celui de Rigadin, qu'il juge plus sévérement...
... puis les films de Chaplin à Londres, en 1914
Lors de ses vacances à la mer, puis à Londres en 1914, Jean Epstein découvre Rigadin, Charlot... le cinéma
« Dans ce royaume des plus belles vacances, deux héros vinrent à se disputer le premier rang. Les cousins de Versailles choisissaient Rigadin, gribouille honnête, lampiste toujours coupable, qui, par crainte de ne pas obéir assez à sa femme, sa concierge, sa belle-mère, son chef de bureau, se livrait à des excès de bonne conduite, certes catastrophiques, mais sans panache. Ce n'était pas de la commisération mais du respect qu'exigeait Max (Linder), cancre heureux, à qui tout réussissait et qui vivait, avec une seigneuriale élégance, une cynique prodigalité, des existences hors série, triomphalement anarchiques. »
Jean Epstein, Mémoires inachevés
« Devant Charlot, je ne savais plus si je devais rire ou pleurer… J’optais pour rire et ris tant que je me cassais une dent sur le fauteuil de mon voisin. Au risque de distribuer toute ma dentition au balayeur du palace, je revins toute la semaine et bientôt à chaque nouveau film de la série Essanay. Mais l’anglicanisme austère réprouvait ce paria : à cette époque, c’était amoral d’aimer Charlot, c’était un vice. Sans hésiter, de cet amour, je fis mon vice préféré.»
Jean Epstein, Cinémagazine, 1926
1915. Fribourg
En 1915, Jean, qui vient d’avoir 18 ans, passe la seconde partie de son baccalauréat en mathématiques. Bon élève, mais avec des résultats assez irréguliers, il obtient son diplôme sans mention. Réformé de l’armée, il s’inscrit en classe préparatoire de mathématiques à la rentrée suivante, au lycée du Parc à Lyon. Il est encore indécis sur la carrière qu’il veut suivre, mais est promis à devenir ingénieur, comme son père. La classe préparatoire est donc un passage obligé avant les concours.
1917. Découverte du cinéma américain... ... et des westerns de William Hart.
« Un soir, il y eut un film de William Hart, comme la vue tout à coup donnée sur un autre monde, plus vivace et plus nourrissant que le monde réel, que le monde lu ou entendu (...) de vraies chevauchées dans la vraie poussière d'un vrai vent de sable, et Pour sauver sa race en devenait un chef-d’œuvre… »
Jean Epstein, Mémoires inachevés
Lyon 1918 : Médecine ... ... ou littérature.
Déjouant les plans familiaux, Jean Epstein a abandonné les concours d’écoles d’ingénieurs dès 1916 pour s’inscrire à la Faculté de Médecine de Lyon. En 1918, il devient externe bénévole dans le service du professeur Auguste Lumière (frère de Louis) à l’Hôtel-Dieu de Lyon. Mais il commence à écrire des poèmes, des pièces de théâtre, des nouvelles, et rêve d’une carrière littéraire…
Découverte de "J'accuse !" d'Abel Gance
« Les films français paraissaient voués à n’être que des albums de poses et des catalogues de décors, quand les premières grandes œuvres de Gance, puis de L’Herbier, puis de Delluc révélèrent une tendance nouvelle, qui acceptait la leçon du réalisme américain, tout en le surfaisant ou en le bâclant, pour le soumettre davantage à des interprétations personnelles, à des déformations, mais aussi à des normes artistiques, à toutes sortes de réminiscences d’une culture inoubliable. (...) Très loin de la parfaite mais comme impersonnelle régularité photographique des Américains, Gance composait, avec science et hardiesse, des images qu'une singularité étudiée rendait plus frappantes, des groupements symboliques de figures, des éclairages intentionnellement contrastés et d'autant plus expressifs, pour traduire ses scénarios dont le romantisme convenait tout à fait à ce style. Sans doute, partout, beaucoup de metteurs en scène commençaient, bon gré, mal gré, à montrer les choses d'une façon qui était la leur. Mais, personne mieux que Gance n'apprenait au public que l'écran pouvait présenter des tableaux disposés par un maître, équilibrés dans leur mouvement comme une toile de Delacroix ou de Géricault, burinés par le jeu des lumières et des ombres comme une œuvre de Rembrandt ou de Georges de la Tour. »
Jean Epstein, Mémoires inachevés
Juillet 1920 : Rencontre avec Blaise Cendrars à Nice
« Je pus enfin remettre mon manuscrit à Cendrars, à Nice, dans une cellule peu éclairée, au plus haut étage d'un immense hôtel. II faisait nuit. Tout mon souvenir de Cendrars est associé à de la nuit : un visage ravagé, rongé, pénétré et serti d'une ombre dont je ne peux le détacher; une manche, sans main ni bras, mais qui s'agite parfois, émerge un peu de l'obscurité et montre son vide noir. Cendrars savait de magnifiques histoires. Il s'était baigné dans des lavoirs en or massif chez des rois de la pampa; il avait vécu en ami avec des essaims d'abeilles sauvages dans la forêt de Fontainebleau; il se faisait obéir des vents et de la fortune; il tutoyait des abbés mitrés et des éventreurs; il connaissait tous les alcools, tous les tabacs, tous les bistros, de Vancouver à Auckland, de Haarlem à Samarkande; il avait épousé l’aventure et le vaste monde. »
Jean Epstein, Mémoires inachevés
Juillet 1920 : A Nice, sur le tournage de "La Belle Dame sans Merci de Germaine Dulac
La Belle Dame sans Merci de Germaine Dulac
« Vers le milieu de l’après-midi, par une chance probablement explicable, choses et gens se trouvèrent suffisamment prêts pour que le metteur en-scène parût. C’était une femme majestueuse, bienveillante, infiniment sympathique, dont le sourire se communiqua à tous les visages, dont 1a gentillesse toucha chaque cœur. Déclenché par ce charme, un quatuor a cordes commença à murmurer une valse langoureuse. Germaine Dulac vint chuchoter quelques mots à l'oreille de l’opérateur dont les yeux s'illuminèrent de la joie de comprendre. Dans une atmosphère si douce, il était à craindre que personne, en dépit de tout son zèle, n'eût plus le nerf de bouger seulement un doigt. Pourtant, quelques projecteurs s’allumèrent pour atténuer des ombres. Alors, la dame au visage colorié revint dans le décor. Mais, en contraste choquant avec l’aimable humeur de l'assistance, une moue boudeuse alourdissait les lèvres de la jeune femme, une mystérieuse rancune assombrissait son regard. Mme Dulac s'approcha de sa vedette pour l'exorciser, pour la pénétrer de suavité. »
Jean Epstein, Mémoires inachevés
« Avec Jean Lacroix, minutieux égotiste, et son ami le peintre Pierre Deval, nous fondâmes une petite revue qui devait s'appeler Echantillon et qui s’intitula Promenoir. Tout en alla ainsi, c'est-à-dire de travers, au cours des six numéros de cette publication qui n'en faisait qu'à sa tête, bien que nous en fussions les maîtres. Première expérience surprenante, de la volonté, de la désobéissance, du caprice des choses qui, sitôt qu'elles ont commencé à naître, commencent à mener leur propre train, à changer, à échapper, pour le meilleur ou pour le pire, à l’intention de qui continue à les faire. »
Jean Epstein, Mémoires inachevés
Février 1921 : Lancement de la revue Promenoir à Lyon
Août 1921 : Assistant de Louis Delluc sur le Tonnerre
« Ma première mission, tout à fait classique mais qui me parut devoir être hérissée de féeriques difficultés, fut de trouver un baromètre Louis XVI, une horloge à eau et un tub. Le seul obstacle que je rencontrai et qui n’offrit guère d’occasion aux hauts faits d’ingéniosité que je brûlais d'accomplir, fut l'embarras du choix. Sans raison de triompher, satisfait au moins d'avoir rempli ma tâche, j'amenai au studio un si superbe cadran de bronze doré, qu’il n'y eut pas assez de place pour lui dans l'unique décor, et une fort curieuse clepsydre hydraulique Le rôle de celle-ci disparut soudain du scénario et on oublia l'engin dans un coin. Le tub, lui, était heureusement indispensable. Il représenta ma seule contribution efficace, que je puisse me rappeler, à cette mise en scène. »
Jean Epstein, Mémoires inachevés
Printemps 1922 : préparation de "Pasteur", le film du centenaire
« Dans un couple de bureaux voisins du mien, la Sirène avait offert provisoirement l'hospitalité à une petite société naissante, qui s'occupait bien de produire des films, mais uniquement des films éducatifs, et je ne devinais rien qui pût m'intéresser dans le genre plat et neutre du cinéma scolaire. Dix fois par jour, je rencontrais l'animateur de cette entreprise, sans même avoir l'idée de parler à un homme dont le souci d'illustrer méticuleusement les lois de l'hygiène ou l'art de planter les choux me paraissait d'une fadeur et d'une étroitesse inacceptables.
- Vous ne comprenez rien aux gens, disait Laffitte, en me rabrouant. Benoit-Lévy est un type épatant qui fera de grandes choses! Et il saurait vous utiliser, vous donner votre chance...
Cette chance que j'attendais, que je guettais, quand elle se présenta enfin, je ne la reconnus pas du tout pour ce qu'elle était. (…)Mais Laffitte n'aurait pas compris mon refus. Aussi, j'éprouvai peu à peu qu'il me fallait me faire galonner metteur en scène, fût-ce au prix d'une première besogne terne. »
Jean Epstein, Mémoires inachevés
Décembre 1922 : Première projection de Pasteur à la Sorbonne
« Sans rien de bien remarquable, mais film honnête, tel qu'il devait être pour répondre à la circonstance qui l'avait fait naître, Pasteur reçut de la presse un accueil normal, dignement exprimé, ainsi qu'il convenait dans le cas d'un sujet si noble. A l'heureuse conformité de ce résultat avec toutes les prévisions, Benoit-Lévy avait consacré tous ses efforts. (…) Enfin, à travers moi, il avait atteint son but, tandis que je ne reconnaissais, dans ces six bobines, presque rien du cinéma comme je l'entendais et que je me sentais plutôt honteux d'un premier essai si docilement quelconque. »
Jean Epstein, Mémoires inachevés
Janvier 1923 : Engagement par Pathé Consortium Cinéma
Le succès de Pasteur, film distribué par Pathé Consortium, vaut à Jean Epstein un engagement comme réalisateur-producteur salarié par la firme au Coq. Le contrat est signé le 15 janvier 1923 et stipule une exclusivité de dix ans, la société se réservant le droit d’y mettre fin plus tôt en cas de déficits sur les films produits et réalisés par Epstein.
Février-mars 1923 : tournage de "L’Auberge rouge"
« Croyez que si j'ai obligé mes acteurs de L’Auberge rouge à ces gestes lents, à cette allure de vie un peu rêveuse, c'est justement par recherche d'un rythme psychologique convenable au roman de Balzac. Ce rythme, lent, maintenu, forcé, qu'on m’a naturellement beaucoup reproché, n’a pas été pourtant une erreur car il a contribué beaucoup, je crois, à créer, dès le début de L'Auberge rouge, une atmosphère d’attente, de mystère, d'inquiétude, à laquelle la majorité des spectateurs s’est laissée prendre. »
Jean Epstein, Conférence devant l’Association générale des étudiants de Montpellier, janvier 1924
Mai-juin 1923 : tournage de "Cœur fidèle"
« La (…) raison qui m'a décidé à ce mélodrame est que, somme toute, je pouvais avoir l'ambition de concevoir un mélodrame tellement dépouillé de tous les artifices ordinairement attachés à ce genre, tellement sobre, tellement simple, qu'il parviendrait à se rapprocher du genre noble, par excellence, la tragédie. Et, de fait, à force de banalité voulue, étudiée, concentrée, j'ai fait un film assez étrange qui n'a du mélodrame même plus l'apparence. La dernière fois que je parlais, peu de jours avant sa mort, avec le poète Canudo (…), il voulut classer les films par genres et Cœur fidèle dans le réalisme. Depuis, j'ai quelquefois entendu répéter cette erreur : Cœur fidèle est un film réaliste. Non, je ne puis l'admettre. Si j'avais à déterminer le genre de Cœur fidèle, je penserais au romantisme et au symbolisme et j'hésiterais longtemps avant de me décider. »
Jean Epstein, Conférence devant l’Association générale des étudiants de Montpellier, janvier 1924
Juillet 1923 : tournage de "La Montagne infidèle" en Sicile
« A Linguaglossa, les muletiers nous attendaient devant le front de lave, noir, crevassé de pourpre comme un beau tapis. Ce mur de braise avançait par écroulements successifs. Sous sa poussée, les maisons, mal protégées par de saintes images, éclataient avec un bruit de noix cassées. De grands arbres touchés à leur pied, s'enflammaient d'un coup, de la racine au sommet, et brûlaient comme autant de torches, en ronflant. Le jour se levait. Les mules inquiètes, naseaux tendus, couchaient les oreilles. »
Jean Epstein, Le Cinématographe vu de l’Etna, Les Ecrivains réunis, 1926
Septembre 1923 : tournage de "La Belle Nivernaise"
« La main est souvent un individu plus caractérisé que l’homme à qui elle appartient. Le paysage est un immense personnage collectif qui vit, bouge, grandit, diminue, vieillit. Il exerce et subit des influences, détermine et est déterminé. Les objets sont des gnomes, pleins de génie ou de malice, pleins d'activité, causes d'effets, effets de causes, évoluant avec l'action. A travers tous les corps, aussi bien humains, transparaît la personnalité. Des pensées dénichées volent se poser sur le film. On photographie l'âme qui est partout : dans la mer pour le marin, le ciel pour l'aviateur, la route pour le coureur, l'argent pour le financier, les cartes pour le joueur, la forêt et la montagne pour le solitaire, les gares et les ports pour le voyageur. Le monde entier a ce transparent visage de vie. »
Jean Epstein, « Hommage à Canudo », Comœdia, septembre 1927
Novembre 1923 – Janvier 1924 : Conférences à Paris, Nancy et Montpellier
« Le cinéma me paraît semblable à deux frères siamois, qui seraient unis par le ventre, c'est à dire par les nécessités inférieures de vivre, et désunis par les cœurs, c'est à dire par les nécessités plus hautes de s'émouvoir. L'un de ces frères ne peut s'émouvoir que noblement, l'autre ne peut s'émouvoir qu'ignoblement. Le premier de ses frères est l'art cinématographique, le second est l'industrie cinématographique. On demande un chirurgien qui séparerait ces deux frères ennemis sans les tuer ou un psychologue qui aplanirait les incompatibilités entre leurs deux cœurs.
En effet, très malheureusement, les intérêts de l'art cinématographique et ceux de l'industrie cinématographique, paraissent actuellement antagonistes. Souvent les beaux films sont de mauvaises affaires commerciales, tandis qu'au contraire les films qui flattent l'ignorance et la grossièreté du plus bas public, rapportent de gros bénéfices. (…)
L'art cinématographique a été appelé par Louis Delluc « Photogénie ». Le mot a fait fortune. Il est heureux et je crois qu'il y a lieu de le retenir. Qu'est ce que la photogénie ? Car, c'est au moment où on a cherché à préciser le sens de ce mot que les difficultés ont commencé. J'appellerai photogénique tout aspect des choses, des êtres et des âmes dont la valeur morale se trouve accrue par la reproduction cinématographique. Et tout aspect des choses, des êtres et des âmes dont la valeur morale n'est pas accrue par la reproduction cinématographique, n'est pas photogénique, ne fait pas partie de l'art cinématographique. »
Jean Epstein, Conférence au Salon d'Automne, Paris, 1923.
Février 1924 : tournage de "La Goutte de Sang" et rupture avec Pathé
Fin 1923, en proie à des difficultés financières, Pathé Consortium fait alliance avec la Société des Cinéromans de Jean Sapène, qui prend aussi la direction de Pathé. Les Cinéromans passent commande à Epstein d’un film adapté du feuilleton de Jules Mary, La Goutte de Sang (1908). Le film est tourné au début de 1924 mais la copie de travail remise par Epstein est refusée par le producteur. Jean Epstein négocie alors la rupture de son contrat avec Pathé et est engagé par la société des Films Albatros.
Editorial —Joël Daire (Direction du Patrimoine)